Développement de la traduction en langue basque
Xabier Mendiguren Bereziartu

Traduction : Edurne Alegria

Le but de ces conférences que nous avons organisées sous le nom de « Création littéraire et traduction » est, si je ne m'abuse, d'éclaircir et d'approfondir les rapports entre les auteurs-écrivains et les traducteurs d'une part et, d'autre part, de comprendre l'état actuel de la traduction en langue basque par rapport à elle-même et à la prose littéraire basque, à la lumière des pas qui ont été donnés jusqu'à présent.

Pour ce faire, nous devons situer le travail de traduction en langue basque dans un contexte plus ample et essayer d'en expliquer les processus internes ; dans un sens ou dans l'autre, nous devons reconnaître qu'en ce qui nous concerne, ce genre d'analyse est encore à ses débuts, hormis au niveau international; aussi, les réflexions dont je vais vous faire part aujourd'hui ici émanent d'avantage de ma bonne volonté que de mon savoir, et elles ne prétendent être que l'humble embryon d'un travail d'approfondissement qui, dans l'avenir, sera complété par des connaissances beaucoup plus amples et précises.

Bref aperçu historique

Depuis qu'en 1571, Leizarraga publia son Jesus Christ gure Iaunaren Testamentu Berria jusqu'à nos jours, où 40% des presque 1.000 titres qui voient le jour sont des ouvrages traduits, nous pouvons dire que la traduction basque a parcouru un long chemin. Certes, tout au long de ces siècles, elle a connu des hauts et des bas, mais mis à part les différents critères et évaluations, sa portée et sa présence évidentes constituent déjà des caractéristiques remarquables et indéniables.

Si nous nous référons aux données recueillies par I. Sarasola[1], la moitié des œuvres publiées en basque jusqu'à la moitié du XXe siècle ont été des traductions explicites ; et je souligne spécialement le mot explicite, car beaucoup d'autres œuvres, soit disant originales, sont en fait des traductions, même si on les range dans le groupe des implicites. Dans la période avant la guerre civile, si nous prenons l'année 1934-35, 57,9% des publications sont des traductions. Trente ans plus tard, lorsque la production de livres basques commence à resurgir après l'effondrement causé par la guerre de 1936, selon les données de l'année 1962-64, nous comptabilisons 42 publications dont 26 seulement ont été écrites cette même année et 19 ont été originellement rédigées en basque : ici aussi le nombre de livres traduits constitue plus de la moitié de la totalité. Dix ans plus tard, si nous prenons comme référence l'année 1972-73, la production originale connaît une croissance remarquable et on publie dans cette période plus de livres en basque que dans toute l'histoire de cette langue : de 101 titres, 96 sont des productions de l'année dont 78 écrites en euskara.

À partir de cette année et pendant dix ans, jusqu'à l'instauration du Gouvernement Basque, la traduction baisse en pourcentages, mais près de 300 œuvres sont traduites, jusqu'à atteindre un total de 30%. Il faut dire cependant que la portée de la traduction s'étend et se consolide considérablement grâce aux nouveaux moyens de communication et à l'installation progressive d'une administration bilingue. Ainsi, compte tenu du fait que l'incidence de la traduction ne se limite pas seulement aux statistiques des œuvres publiées, et pour ne retenir que les données des dernières années de la décennie passée, nous pouvons dire que la traduction a connu une croissance progressive en passant de 22,0% en 1986 à 36,5% en 1990 pour atteindre en 1991 le chiffre de 42,0% ; de plus, il faut préciser que dans le domaine de la littérature pour les enfants et les jeunes 62,2% de la production est de la traduction, alors que 37,4% sont des livres écrits originellement en basque. Je citerai ici cette remarque de J.M. Torrealdai : «Nous ne savons pas si ces proportions traduction / création sont justes, si elles sont ce qu'elles devraient être d'un point de vue idéal. Mais nous considérons inévitable que la traduction dépasse la création vue notre capacité de création et compte tenu du fait que ce genre de livres correspond au tiers de la production éditoriale totale»[2].

Au fur et à mesure que nous avançons dans les années 90, cette tendance à la hausse que connaît la traduction ne semble pas s'arrêter, ni baisser, et nous constatons que cette activité se consolide à nouveau en constituant presque la moitié de la production éditoriale, comme dans les années 60 ; De plus, comme nous l'avons déjà dit plus haut, son incidence sociale est plus importante que celle que nous montrent les statistiques de publication de livres, cela étant dû en grande partie au développement des médias.

Nous avons parlé jusqu'à maintenant de l'aspect quantitatif de la traduction basque car il nous a paru nécessaire de remémorer ces chiffres pour ceux qui les auraient oubliés ou en avaient une idée confuse. Maintenant nous allons passer à l'aspect qualitatif.

Qu'est-ce qui a été traduit en basque et comment

Nous devons avouer, comme l'affirme le bulgare Ljudskanov, spécialiste en traduction, que la traduction basque, tout comme celle de beaucoup d'autres pays, est née de la crainte de perdre la parole de Dieu ou de la modifier, ce qui a conduit à la traduction littérale. Cette modalité de la traduction s'efforçait de rendre tous les éléments formels de la langue d'origine et nous retrouvons ce même souci non seulement explicité dans l'introduction du travail de Leizarraga, mais tout au long de son œuvre dans la traduction elle-même.

Tout compte fait, cette tendance ne fut pas suivie de si près par les traducteurs catholiques postérieurs ; en effet, après le Concile de Trente et sous l'influence de la Contre-réforme les traducteurs eurent à traduire en basque des textes de catéchèse, d'ascétique et de divulgation religieuse où ils n'étaient pas si tenus de transmettre la parole de Dieu telle quelle, ce qui avantagea l'aspect pragmatique du texte ; s'il est vrai que dans la plupart des traductions postérieures, l'équilibre entre la langue d'origine et celle d'aboutissement est plus grand, ces travaux ne s'éloignent pas moins des tendances formalistes et les traducteurs d'une génération ne craignent pas de souligner leurs différences par rapport à ceux de la génération précédente, comme le fit Haraneder à propos de certaines traductions de S. Pouvreau. Nous pouvons aussi ajouter que la méthode de la traduction « du sens », appliquée dans le premier tiers du XXe siècle vient des traductions de textes religieux des siècles précédents, où l'on décèle l'influence de Larramendi, Mogel, Duvoisin, Arrue, etc. Les quelques catéchismes que Azkue énumère au début de son dictionnaire, vers la fin du XIXe siècle, sont peut-être des exceptions à cette tendance[3].

Ce courant, connu sous le nom de « traduction du sens », fut formulé tout d'abord par Cicéron, par saint Jérôme et Luther parmi les chrétiens et chez les Arabes par Maimonide ; à l'époque moderne, ce courant s'affermit peu à peu sous l'influence de traducteurs tels que Tytler ou Dolet et il gagna de plus en plus la littérature laïque voulant éviter les vices de la traduction littérale. Cette nouvelle méthode de traduction vise à donner le sens général du texte d'origine tout en respectant les caractéristiques de la langue d'aboutissement, et elle est une avance par rapport à la traduction littérale. Néanmoins, le non-respect des formes du texte entraînait, en grande mesure, la perte des caractéristiques historiques, sociales, nationales et individuelles du texte original.

En ce qui concerne la langue et la littérature basques, l'ère de la « traduction du sens » commence avec Orixe, vers la fin des années 20 : en 1928, à l'occasion des fêtes de San Fermin, la municipalité de Pampelune organisa un concours littéraire et, dans la section basque, on proposa de traduire en euskara la IXe chapitre du Don Quijote de la Mancha de Cervantes ; le premier prix des cinq qui furent décernés correspondit au travail de Orixe[4]. Le vainqueur lui-même exprime alors sa joie d'être aux portes d'une nouvelle ère. Lizardi, de son côté, ne cache pas non plus son bonheur : après avoir lu la traduction de Orixe il la considère comme le modèle de perfection en la matière, en effet, il n'y trouve aucune tournure étrangère au basque ni d'expressions peu travaillées, par ailleurs si habituelles dans les autres traductions. Il va même plus loin et pense que ce texte dépasse l'original. C'est le moment où nous passons de la traduction « du sens » à ce que Ljudskanov nomme la « traduction libre », même si, dans notre cas, nous ne connaissons pas, à vrai dire, l'ère de ce que Mounin a appelée « les belles infidèles ». "Trátese de un trabajo de positivo mérito, más atento a interpretar el genio de la lengua que a copiar en detalle el modelo. (...) Espontáneo, sobrio, fluido, expresivo, quizás a las veces lo supera suprimiendo hartas redundancias y alguna oscuridad"[5].

Plus loin, dans son article intitulé "Traducciones-Diccionarios"[6], Lizardi considère la traduction comme un instrument adéquat pour moderniser et enrichir l'euskara et Orixe, de son côté, souligne la nécessité de la traduction, dans un article paru dans le même journal (Euzkadi, 16-XII-1929) « Orientaciones literarias » à propos de la situation de la littérature, tout en critiquant le « grammairisme » : « Hay que asimilar lo bueno de fuera. No se puede alimentar uno, por decirlo así, del mismo organismo, con perjuicio de él. Consiguientemente, se ha hablado de las traducciones »[7]. À cette époque, tout comme dans les années précédentes, certains ne voyaient pas d'un très bon oeil l'idée de la traduction et Orixe, ainsi que Lizardi, s'affiche en défenseur de la traduction, déclarant qu'il veut traduire de l'espagnol au basque, tout comme Cicéron le fit du grec au latin.

En 1929, Orixe traduit au basque El Lazarillo de Tormes (Tormes'ko itsu-mutilla) et pour résumer les opinions de l'époque sur la façon de traduire elle-même, Lizardi explique en trois mots les caractéristiques de cette traduction : concision, division et impression ("concisión, división e impresión"). Avec le substantif « impression », Lizardi voulait désigner ce que l'on a normalement appelé « traduction libre », tel qu'il l'affirme clairement. C'est d'ailleurs ce qui explique le fait que Orixe ait remplacé le VIIe chapitre tout entier par un autre de son invention, sa conscience morale ne lui permettant pas de traduire au basque un tel texte. Dans ce cas précis, ce que notre traducteur a fait au nom des « bons principes », d'autres l'on fait avant lui au nom du « bon goût » ou de la finesse du langage, afin de polir les expressions ordinaires ou grossières.

En 1930, son ami Lauaxeta lui demande de traduire au basque Mireio de Mistral. Ce travail aussi reçoit de nombreux éloges de la part de la critique, il y mélange les techniques déjà connues de la traduction du sens et de la traduction libre, donnant ainsi les premiers pas dans la réalisation et l'élaboration du schéma de ce que, quelques années plus tard, deviendra son fameux poème Euskaldunak.

Une année plus tard, le père jésuite Olabide publie la traduction de la version grecque du Nouveau Testament (Verdes Achirica, Bilbo, 1931) au milieu des opinions favorables des uns, défavorables des autres et du silence de beaucoup. Même si la traduction du 'gasteiztarra' est beaucoup plus littérale que celle de Orixe, ce dernier pense que c'est un très bon travail et déclare ne pas connaître de traduction si fidèle, précise et d'une telle force, la défendant ainsi de ceux qui la critiquent pour son « grammairisme ».

Selon le résumé fait par P. Iztueta dans Orixe eta Bere Garaia (Orixe et son époque) (p. 662), cette période de l'avant-guerre « constitue une des époques les plus importantes de la haute littérature basque », car les traductions ont été alors considérées comme indispensables « pour enrichir l'euskara, connaître les qualités des autres langues, exercer les plumes, etc. »[8]

Après la guerre, Orixe, avec son œuvre Urte Guziko Meza-Bezperak (1950) suivie de Agustin Gurenaren Aitorkizunak (1956) et Itun Berria (1967), atteint son apogée en tant que traducteur, ainsi qu'il l'affirme lui-même lors de sa traduction au basque des Confessions de Saint Augustin. Néanmoins, en 1976, J. Azurmendi se fondera sur le texte Gizonaren Eskubidegaien Aitorkizuna traduit par Orixe en 1949, pour faire la critique des idées de ce dernier sur la linguistique et la traduction. Comment peut-on expliquer qu'en si peu d'années on soit passé de louer le travail de cet auteur à le critiquer et le mettre en question ? Orixe meurt le 9 août 1961 et quatre ans plus tard paraît le livre intitulé Orixe Omenaldi (1965) où A. Ibinagabeitia publie un long article « Orixe Euskeratzalle ». Dans cet article, Ibinagabeitia, bien que, parfois, il ose suggérer quelque objection, apparaît comme témoin et propagateur de l'admiration que ses contemporains vouaient au traducteur de Mireio, de Urte Guziko Meza-Bezperak et de Agustin Gurenaren Aitorkizunak et, en faisant siennes les paroles de Mitxelena, il propose Orixe comme modèle de traduction[9].

Il nous faut citer, du moins de façon succincte, l'article de P. Iztueta « Jesuiten Eskolaren bukaera eta Orixeren beherakada » (La fin de l'École des Jésuites et le déclin de Orixe) si nous voulons connaître le changement d'ambiance et d'opinions qui s'est produit en l'espace de dix ans. À partir des années soixante, on assiste au Pays Basque au développement d'une nouvelle génération, société et idéologie dépassant, dans une grande mesure, les valeurs qui façonnèrent le monde de Orixe et rompant les schémas qui en découlaient, telles que la religiosité basque, le classicisme gréco-latin, la tendance aux néologismes étymologiques. Dans cette lutte entre l'ancienne et la nouvelle génération, K. Mitxelena joua un rôle important d'intermédiaire, surtout quant à l'avenir de la langue, en critiquant d'une façon équilibrée les travaux de E. Olabide, G. Barandiaran et d'autres auteurs, et en ouvrant les portes aux nouvelles valeurs telles que Txillardegi. Des polémiques s'ensuivirent et parmi elles celle qui parut dans la revue Jakin[10], entre Orixe et Intxausti sur la métaphysique. Mais, P. Iztueta nous dit que le véritable détrônement de Orixe commence en 1959-60 avec l'arrivée de Mitxelena, Txillardegi, Intxausti et d'autres auteurs ; c'est pourquoi la publication du livre Orixe Omenaldi (1965) qui cherche à faire revivre le vieil auteur, ne recueillera que les voix d'un secteur d'écrivains. Ainsi, lorsque J. Azurmendi publiera en 1976 son article «Zer dugu Orixeren kontra » (Ce que nous reprochons à Orixe), la nouvelle génération y verra reflétée son opinion et sa sensibilité dans la critique à la fois dure et équilibrée du modèle idéologique, linguistique et de traduction qui avait été intouchable jusqu'alors.

Avec Orixe, et dans le cadre de l'euskara, nous assistons à l'apogée et à la fin d'un courant de traduction, en tant que moyen et expérience, qui commence avec le romain Cicéron et culmine à l'époque des « belles infidèles » en France et que nous pourrions appeler traduction « de sens » et « libre », à la fois. Ce courant s'achève à la manière de cette autre tendance qui, issue du même terroir du purisme linguistique, préconisait parallèlement la traduction littérale, et a été défendue, peu avant, par Olabide et les aranistes[11].

Les nouveaux besoins du Pays Basque et de la culture basque (n'oublions pas que le mouvement des ikastolas s'affirmait et se développait et que des collections littéraires, telles que « Lur », « Gero-Etor » commençaient à voir le jour), une tendance plus équilibrée de l'ethno-exocentrisme grâce à l'augmentation du nombre de « euskaldun berri »[12], la nécessité de se situer dans un européisme moderne, une demande croissante de la traduction précise de textes pragmatiques outre les textes religieux et littéraires (l'édition de livres scolaires et le journalisme donnaient leurs premiers pas), ainsi que d'autres éléments donnent lieu à une pratique de la traduction que Ljudskanov appelle « adéquate »[13]. Une telle pratique apparaît dans les années 70 d'une manière intuitive et elle se développe sous l'influence de traducteurs tels que X. Kintana, J.R. Etxebarria, X. Mendiguren pour répondre aux exigences d'une nouvelle prose. Ce n'est que dans les années 80 qu'elle trouve sa formulation théorique dans le cadre de l'École de Traducteurs de Martutene et on peut dire que depuis, c'est presque la seule pratique de la traduction utilisée en basque.

Ce nouveau courant qui commence à se développer au début du XVIIIe siècle tend vers une plus grande fidélité ; son but est de faire coïncider le plus possible la forme et le contenu, ainsi théorie et pratique se sont retrouvées pour la première fois, de façon à ce que la traduction donne une information inaltérable ou stable, par rapport à l'original. Les premiers pas vers cette traduction « adéquate » furent donnés, dans la traduction littéraire, par Leconte de Lisle en France et Schegel et Schleiermacher en Allemagne.

Dans l'antiquité on traduisait peu de textes scientifiques et ils ne pouvaient avoir une grande influence dans les textes religieux et littéraires ; mais à partir du XVIIIe siècle et surtout au XIXe, la traduction de textes scientifiques s'avère indispensable dans la société occidentale. Par conséquent, la production de traductions littéraires et « techniques » commence à s'équilibrer. L'analyse issue de cette pratique conduit à considérer la traduction comme une réécriture précise de l'original et de là, à poser la question de la traduisibilité : il est impossible de faire une traduction absolue, une traduction-photo, mais la traduction fonctionnelle permet de voir cette activité comme un processus d'approche de plus en plus grande. On est arrivé même à voir la traduction littéraire sous un autre angle et, de nos jours, la traduction de ce genre de textes est envisagée comme une synthèse équilibrée de l'aspect sémantique, stylistique et pragmatique, sans qu'aucun d'entre eux ne domine ou ne voile les autres.

Ce nouveau courant dans la traduction naquit en France, au royaume des « belles infidèles » ou traductions libres, et il fut introduit par des écrivains comme Diderot et D'Alembert, poussés par le désir de s'accommoder, de s'adapter à ce que le texte original avait d'étranger. Si pour leur contemporain Colardeau[14] le mérite de la traduction était d'améliorer, embellir, adapter dans la mesure du possible l'original, lui donner la touche nationale, domestiquant, en quelque sorte, la plante exotique, les deux encyclopédistes, en revanche, préférèrent s'approprier de l'expression du troubadour Jaufré Rubel et faire de la traduction « l'auberge du lointain ».

En Allemagne, nous retrouvons les racines de cette tendance chez Goethe, lorsque des trois catégories de traduction, à savoir, la scolastique, la parodique et l'intégrale ou celle qui fait coïncider l'original et la traduction, il donne la priorité à la troisième[15]. Mais Schleiermacher est le plus important théoricien de ce courant et il argumente d'une manière qui est déjà devenue classique, lorsqu'il dit que pour mettre en relation un ami avec un inconnu il y a deux moyens différents : soit amener l'inconnu chez l'ami ou conduire l'ami chez l'inconnu, ce qui signifie en l'appliquant à la traduction, qu'il faut soit rapprocher l'auteur de l'original du lecteur soit rapprocher ce dernier de l'auteur[16]. Selon ce penseur allemand, on peut distinguer deux sortes de traductions, les authentiques et les non authentiques. Il affirme que, lorsque le traducteur traduit le texte de l'auteur comme s'il l'avait écrit en sa propre langue maternelle, il lui fait perdre son authenticité. Schleiermacher montre, en fait, que dans l'Allemagne de son époque, la langue nationale n'avait pas encore fait sa propre confirmation, car, dit-il, elle n'était pas apte à accepter les langues dans leurs différences ; il ajoute que la langue maternelle qui ne s'est pas développée continue d'être « partielle », c'est une langue qui se sert toujours du français ou du latin comme langues « complémentaires » (dans notre cas disons, l'espagnol, le français et l'anglais). Aussi, ce bilinguisme culturel allemand sera- t -il un obstacle pour l'épanouissement de la langue maternelle et des traductions destinées à l'extérieur car il ne constitue pas une ouverture par rapport à ce qui est étranger mais plutôt une dépendance.

La traduction authentique renferme des risques, mais le fait de pouvoir les affronter montre que la culture a confiance en elle-même. « Réussir cela avec art et mesure, sans pour autant se nuire ni léser la langue, telle est peut-être la difficulté la plus grande que doit affronter notre traducteur»[17], car la transformation en langue maternelle de cet aspect étranger met en danger le bien-être domestique de la langue (das heimische Wohlbefinden der Sprache), ce que Herder nommait « virginité ».

À ceux qui se préoccupent de la pureté de la langue, le penseur allemand leur dit que la langue maternelle est un mythe, qu'il ne peut y avoir de développement individuel et qu'entre les langues il faut remplacer les servitudes par des rapports de liberté. Il précise que l'allemand qui veut garder sa virginité est déjà contaminé par le français, c'est un allemand asservi et que ce sont justement les textes traduits qui sont les moins assujettis.

Toutefois, Schleiermacher est conscient des risques que peut entraîner le changement soudain et brutal d'une situation à l'autre et c'est pourquoi il parle de la nécessité de choisir une langue ou l'autre, « si l'on ne veut pas flotter sans cesse dans un abominable espace intermédiaire ».

En Angleterre, F.W. Newman, Carlyle et W. Morris, ce dernier, traducteur de l'Iliade et l'Énéide, sont les représentants les plus notoires de ce courant.

En Russie Tretjakoviski, Karamasin, Gogol, Belinskij, Droboljubov, Tchernisevskij, Turgenev, etc. appartiennent aussi à cette tendance mais il faut remonter jusqu'à Pouchkin pour en trouver les racines. S. Gontcharenko, poète russe et spécialiste de la traduction, nous dit que dans ce pays aussi « vu qu'il a fallu attendre notre époque pour formuler une théorie de la traduction qui embrasse tout et soit libre de toutes les contradictions dont souffraient même les œuvres les plus solides, il est certain que ce travail de théorisation a requis beaucoup de temps et maints travaux de création. Le moment de résoudre les problèmes n'est venu qu'à l'époque soviétique, lorsque le gouvernement lui-même a pris en charge la traduction littéraire »[18].

Recherche d'un équilibre entre la pratique et la théorie

S'il est vrai que nous commençons à peine à réunir le matériel nécessaire pour écrire l'histoire de la traduction basque, j'ose avancer, sans risque de me tromper, que dans les années 80, la traduction basque a connu deux essais de mise à jour : le premier, lors de sa rencontre avec la traduction « adéquate » ou « intégrale » dont la pratique, comme nous l'avons déjà dit, avait commencé chez nous, dans la décade précédente et que certains pays d'Europe ont connu à la fin du XVIIIe siècle et durant le XIXe. Le second essai a eu lieu après la Deuxième Guerre Mondiale, lorsque la traduction basque a rapproché la théorie de la pratique, tout comme il a été fait dans les pays européens, répondant ainsi à la demande sociale en matière de traduction et d'interprétation.

S'il est vrai que chez nous la première mise à jour, hormis quelques approches comme celle de Duvoisin, a eu lieu avec un retard de deux siècles, pour ce qui est de la deuxième, nous avons été plus rapides, vu que, d'une part, E.A. Nida fait son approche de la traduction en s'appuyant sur des critères linguistiques, en 1947[19], d'autre part, le couple des linguistes Casagrande-Voegelin propose d'importantes méthodes d'analyse de traduction comparée beaucoup plus systématiques, en 1964 et enfin, les travaux de Federov[20] et Vinay Darbelnet[21], devenus classiques aujourd'hui, ont vu le jour dans les années 50.

En ce qui concerne le Pays Basque, c'est en 1976 qu'eurent lieu les premiers cours sur la traduction à l'École Professionnelle de Arrasate, sous les auspices du centre d'enseignement de langues Cim-Ahizke et, en 1980, l'École de traducteurs-Interprètes de Martutene ouvrit ses portes. Entre ces deux dates, l'Ueu, Université Basque d'Été, organisa quatre autres cours à Ustaritz, Iruñea, Santutxu et Arantzazu, ce dernier sur l'initiative de l'Église Évangélique pour former le groupe chargé de traduire la Bible au basque, sous la direction de Hans Peter R'ger, docteur de l'Université de Tubinga. Un cinquième cours fut aussi organisé à Iruñea par l'Ueu, dans le cadre des rapports entre Uzei et l'École des Traducteurs qui devait ouvrir ses portes ultérieurement ; lors de ces cours pratiques, outre les exercices de traduction, comparaison et analyse des textes, on fournit aussi des informations générales sur le monde de la traduction et l'organisation professionnelle des traducteurs basques.

L'Académie de la Langue Basque, par l'intermédiaire d'un de ses directeurs de département, Joan San Martin, demanda à Xabier Mendiguren, vers la fin de l'année 1979, de préparer un rapport préliminaire de création d'une École de Traducteurs, et le 28 mai de l'année suivante, ce dernier présenta à l'Académie un avant-projet intitulé « Itzulpenaren Mundua eta Euskal Itzultzaileen Oinarrizko Prestakuntzarako Eskola »[22]. Quelque temps plus tard, l'Académie décida de créer cette École et une fois le financement assuré, l'École de Traducteurs ouvrit ses portes en 1980 dans des locaux cédés par la Caisse d'Épargne Municipale de Donostia, à Martutene. Le premier groupe d'étudiants, composé de 30 personnes, accomplit deux années d'études dont le programme comprenait les matières suivantes : langue et littérature basques, langue et littérature espagnoles, linguistique générale et stylistique, théorie et pratique de la traduction, histoire de la traduction basque et méthodologie de l'analyse comparée de textes.

Les deux promotions suivantes suivirent un cursus de trois ans. De sa création jusqu'à sa fermeture, après pas mal de vicissitudes, l'École de Traducteurs forma dans l'exercice de la traduction, à des niveaux différents et suivant des formules d'enseignement différentes, près de 500 étudiants. Cette École exerça une influence décisive par la publication dans des manuels et la revue Senez d'articles de vulgarisation sur la théorie et la pratique de la traduction. C'est à cette époque aussi que l'association Eizie (Euskal Herriko Itzultzaile, Zuzentzaile eta Interpretarien Elkartea)[23] fut crée et commença à donner ses premiers pas, sous l'influence de la dite École. D'autre part, même indirectement, elle exerça son action au sein de l'école que le Gouvernement Basque avait crée à Gasteiz, par l'intermédiare de l'Ivap-Haee [24] , pour former des traducteurs de l'Administration. Enfin, dans les années 90, elle joua un rôle important dans la mise en place d'un mastère de traduction, d'abord à l'Université de Deustu et ensuite dans celle du Pays Basque. En ce moment, l'Association Eizie participe, par l'intermédiaire des anciens professeurs et étudiants de l'École de Martutene, à l'élaboration d'une licence de traduction et d'interprétation au Campus de Gasteiz.

L'influence de l'École de Traducteurs est donc primordiale et indéniable dans le cheminement de la traduction en ces années 80. Toutefois, suite à la mise en application du Statut d'Autonomie, la dynamique crée par les moyens de communication, l'enseignement et l'Administration entraîna aussi une demande extraordinaire de traductions, et à ce propos, nous constatons qu'on n'a pas toujours su répondre à cette demande en installant les infrastructures nécessaires; nous pensons même que l'Administration et l'Université n'ont pas prêté à ce sujet l'attention et l'intérêt qu'il méritait. C'est ainsi que lorsqu'il a fallu former de nouveaux traducteurs et interprètes et recycler des anciens, les responsables de l'éducation se sont montrés hésitants et les conséquences de ces déficiences sont maintenant évidentes ; cela, malgré l'attitude favorable à cette entreprise de traduction que différentes institutions et la société en général ont peu à peu manifestée en offrant des bourses et des prix ou en facilitant des projets de traduction tels que « Literatura Unibertsala » ou « Pentsamenduaren Klasikoak »[25], malgré aussi la publication accrue, dans les revues et les médias, d'articles et de nouvelles sur la traduction et enfin, malgré une plus grande utilisation de l'interprétariat, parfois comme un instrument utile et parfois d'une manière purement symbolique. De plus, on peut dire que le soutien apporté au développement de la lexicologie et de la grammaire, instruments indispensables à la traduction, reste insuffisant ; quant à l'unification de l'euskara, s'il est vrai que de pas importants ont été donnés dans ce sens ces vingt cinq dernières années, les traducteurs et les écrivains ne disposent pas encore, pour ce qui est de la langue basque elle-même, de grammaire ni de dictionnaire normatifs complets, et ces lacunes sont plus grandes au niveau des dictionnaires et des grammaires bilingues qui assurent le lien avec les langues étrangères. D'autre part, même si de grands progrès ont été faits pour passer de la philologie à la linguistique et sociolinguistique, nous ne disposons encore que de peu d'information sur l'analyse du discours, la pragmatique, la testologie et la stylistique littéraire et ces carences sont encore plus notoires dans l'exercice de la traduction.

Les rapports entre la traduction et l'euskara

Jusqu'à présent nous avons traité de sujets généraux tels l'histoire, les quantités, les principaux courants en soulignant les principaux événements et avances directement et étroitement liés au monde de la traduction et nous avons aussi essayé d'en faire une évaluation. Cette démarche était nécessaire pour savoir d'où nous venons et où nous nous trouvons, mais dans le cadre de ces conférences, il me semble tout aussi important, sinon d'avantage, d'analyser, même superficiellement, l'influence de la traduction au niveau de la prose dans la langue basque elle-même. Nous sommes encore trop près des arbres pour pouvoir parler de la forêt et ce que je vais dire ne prétend avoir d'autre valeur que de servir de repère provisoire dans ce travail ; il se peut que quand les eaux mouvementées de ces derniers temps se calmeront et les sédiments se seront posés, les événements prendront une autre tournure, mais entre temps j'ose affirmer qu'une certaine analyse s'avère nécessaire.

Le modèle de langue défendu par la génération de l'avant et l'après-guerre dont le chef de file était Orixe, commença à être critiqué à partir de la fin des années 50, modèle que J. Azurmendi et P. Iztueta décrivent et analysent dans un climat de conflit, comme nous l'avons vu dans les ouvrages cités plus haut. Sous l'influence d'un grand nombre d'écrivains « euskaldun berri »[26], tels Krutwig, Aresti, Txillardegi, Mirande, Kintana, etc., réunis autour des revues telles que Euzko Gogoa, Egan, Jakin, Anaitasuna, Zeruko Argia et d'autres, la relève avait déjà commencé à se préparer, sous le regard efficace et modérateur de Mitxelena. Au début des années 70, ces écrivains commençaient à faire connaître leurs travaux, lorsque les maisons d'édition, telles que « Lur », « Kriselu », « Etor/Gero » se mirent à publier des essais et des traductions sur de nouveaux sujets. Certains titres étaient des traductions directes ou avaient subi tout au plus quelque arrangement, et maints essais que l'on faisait passer pour des originaux se composaient aussi de matériel traduit. La traduction au basque de textes philosophiques, sociologiques et techniques provenant de l'espagnol, du français, de l'anglais et de l'allemand exigeait l'emploi d'outils différents de ceux employés jusqu'alors dans l'axe syntagmatique: des propositions plus longues, un plus grand nombre de subordinations, un relatif postposé ; certains écrivains proposaient de suivre les modèles de Leizarraga et Axular, dépassant ainsi les limites étroites du purisme qui empêchait de transgresser le modèle syntaxique de S. Altube, appliqué jusqu'alors avec rigueur. Il faut dire que les premières années ces expériences furent faites progressivement et par petites doses. Dans ce sens, la traduction du Candide de Voltaire (1972 Donostia) par I. Sarasola, par exemple, est mémorable, entre autres, pour son apport syntaxique osé. Bien qu'il y eut encore des différences parmi les écrivains et les maisons d'édition, le chemin choisi par « Lur », « Kriselu » et certains écrivains « euskaldun berri »[27] commençait déjà à rompre peu à peu les moules habituels. Par ailleurs, la presse basque n'ayant pas de tradition au niveau de la langue journalistique et de l'information, commença aussi à travailler une langue fonctionnelle et standard apte à l'exposition et la description. Toutes ces innovations permirent donc d'ouvrir de nouvelles voies dans le domaine de la syntaxe et du lexique.

Il en est de même pour ce qui a trait à l'axe paradigmatique, en effet, bien que le purisme lexical des aranistes[28] soit évident dans Neurriztia (1972, Gasteiz) ou apparaisse de temps en temps dans les traductions de Larrakoetxea, c'est la recherche de néologismes « plus authentiques », préconisée auparavant par Orixe, qui primait, malgré toutes ses limitations, et rares étaient ceux qui osaient s'éloigner de cette voie, bien que nombreux s'y sentissent mal à l'aise. C'est ainsi qu'il faut comprendre la polémique écrite qui surgit surtout entre J. Intxausti, Mitxelena, Orixe et Txillardegi et qui entraîna la rupture avec la tradition[29] , ainsi que le reproche de J. Azurmendi : « Toute l'activité littéraire basque souffre d'une dépendance totale de la littérature précieuse ». Ce fut le moment où l'on dut transgresser les limites du modèle de Orixe dans la traduction des manuels scolaires, d'essais et d'articles journalistiques, en acceptant beaucoup d'emprunts et de calques et en s'appropriant sans hésitation du patrimoine gréco-latin.

On peut dire d'une façon générale que la traduction a contribué à assouplir la syntaxe, à organiser des structures plus longues, à rétablir l'hypotaxe ou subordination là où auparavant on utilisait la parataxe ou coordination, augmentant ainsi l'emploi de conjonctions, ce qui a donné une prose plus équilibrée. Par ailleurs, la traduction a contribué aussi au développement et à la précision du lexique, en l'homologuant aux lexiques des langues voisines, facilitant ainsi le travail de traduction dans les deux sens. Dans ce domaine, les travaux réalisés ces deux dernières décades par les associations UZEI et Elhuyar et l'édition de manuels scolaires et universitaires d'une part, et d'autre part, la récente traduction au basque d'œuvres de la littérature universelle et de la pensée classique contribueront à la consolidation du lexique basque en cours depuis vingt cinq ans, tout comme au travail d'élaboration d'encyclopédies qui vient d'être entamé. En d'autres mots, la traduction a considérablement changé le paysage lexical basque connu jusqu'à maintenant, que ce soit quantitativement ou qualitativement, et ce, en augmentant le nombre de termes et en incorporant au basque, sous forme d'emprunts et de calques, les mots usuels du fonds courant et du langage cultivé des langues avoisinantes. Tout cela a fixé et affermi la diffusion des néologismes basques.

Mais cette contribution de la traduction ne se limite pas simplement à la syntaxe et au lexique, elle a aussi apporté des matériaux à une nouvelle prose, au moment de rendre au basque des textes aussi bien littéraires, scientifiques que techniques, créant par cet exercice de transposition non seulement de nouvelles tournures et de nouveaux clichés mais aussi un nouveau rythme. Il est vrai que, pour certains, ces nouveautés ont été trop osées et plus d'un aurait préféré que ces « opérations » dont parlait Orixe dans le prologue de son missel et qui s'avèrent indispensables pour l'euskara, fussent réalisées plus lentement, mais on ne peut choisir : nous sommes soumis de force aux tâches et aux délais que nous impose la réalité. A la manière des proies du brigand mythologique Procruste, nous avons été obligés, afin de nous adapter aux exigences du lit de la modernité, tantôt de perdre d'éventuelles richesses, tantôt d'étirer nos membres dans la souffrance, sans nous donner le temps de mûrir, ni de polir les mots. Combien de gens n'ont-t-ils pas été probablement forcés d'accepter le parent bâtard fécondé dans un acte grossier de violation, alors qu'ils auraient préféré faire des changements, mus par le charme de la séduction ! En effet, nous avons dû répondre et faire face à de grands défis en très peu de temps et avec une préparation déficiente et il n'est pas étonnant qu'au moment d'accomplir ces travaux, que nous pouvons qualifier d'herculéens, on entende des gémissements, tout comme on entend les grincements des poulies et les craquements de la charpente dans la mise à l'eau d'un navire.

Enfin, et en guise de résumé, nous devons rappeler, faisant nôtres les réflexions exposées par J.M. Zabaleta[30] lors du dixième anniversaire de l'École de Traducteurs de Martutene, que le traducteur basque travaille avec une langue qui n'est pas encore « normalisée » et que, dans une grande mesure, ce travail de normalisation lui revient, non seulement dans le domaine de la science et de l'Administration mais aussi dans les médias. L'aide que lui apportent les terminologues dans cette tâche est précieuse et indispensable, mais c'est lui, en fin de compte, qui prend la dernière décision, selon l'objectif communicatif de chaque message.

D'autre part, le traducteur basque vit au milieu d'une population bilingue qui est constamment en train de produire des interférences linguistiques, de là que la traduction subisse souvent des interférences et des contaminations, alors que paradoxalement on exige à celle-ci, au nom de cette fonction emblématique qui lui est encore attribuée, d'être à la fois puriste et communicante, claire et compréhensible. En outre, le traducteur basque traduit principalement de l'espagnol ou du français, à savoir, d'une langue qui est presque sa seconde langue maternelle et cela, selon certains théoriciens, n'est pas un avantage pour la traduction elle-même car cette proximité linguistique et culturelle et ce haut degré de connaissance de l'autre langue poussent souvent le traducteur à négliger le processus de la traduction.

Pour finir -last but not least-, disons que le marché de la traduction en langue basque est encore assez loin du marché "normal" ou des langues voisines les plus développées : dans ces dernières, les traductions commerciales, industrielles, scientifiques et techniques constituent 80% de l'ensemble du marché ; la traduction juridique 10% et la presse, l'audiovisuel, la littérature, l'enseignement, etc. complètent les 10% restants[31]. Chez nous la traduction commerciale, technique et scientifique est insignifiante, tandis que la traduction de textes administratifs et journalistiques connaît une hypertrophie notoire par rapport aux autres domaines. D'autre part, les données annuelles de l'édition de livres indiquent que la littérature pour enfants et jeunes (62,2%) et les manuels d'enseignement (33,5%) dépassent les chiffres de la littérature pour adultes (37,4%)[32].

L'avenir de la traduction basque

L'avenir de la traduction basque doit s'appuyer sur deux piliers fondamentaux : une formation académique appropriée et un statut professionnel bien défini. Autant dans un cas que dans l'autre, il s'avère indispensable à la fois de connaître la réalité actuelle et de prévoir l'avenir proche et à moyen terme. En d'autres mots, nous devons savoir ce que deviendra notre marché dans le cadre de l'économie européenne, en associant le nord et le sud de notre pays dans des plans de plus en plus unifiés et en introduisant le basque dans le concert des autres langues. De même, nous devons aussi savoir si l'euskara va être un véritable lien et dans quelle mesure nous allons l'utiliser dans nos rapports entre le nord et le sud de notre pays.

Quant aux études de traduction, il n'est pas indispensable qu'elles se fassent dans le cadre de l'Université pour assurer leur réussite -les cas des écoles de Bruxelles et de Mons en sont la preuve-, mais dans notre situation, il serait difficile de trouver un meilleur cadre, compte tenu des exigences requises pour de telles études ; toutefois, ce n'est qu'en échappant à toute influence exagérée de la philologie et de la linguistique, en atteignant une interdisciplinarité équilibrée et en s'attachant à un marché en constante mutation que ces études de traduction auront le niveau et la souplesse requis. Le projet d'un cursus de quatre années d'études a déjà été conçu dans le campus de Gasteiz et si l'on obtient le financement nécessaire ainsi que le corps professoral adéquat pour le mettre en marche, d'ici peu, les études de traduction et interprétariat passeront d'être un rêve à être une réalité.

Pour ce qui est du statut professionnel, une ébauche de projet a déjà été faite par les associations de l'État espagnol Apeti, Eizie, Atg et Aice et présentée à la presse à Madrid ; dans peu de temps il faudra proposer ce projet au Parlement afin, non seulement d'établir les devoirs du traducteur-interprète, mais aussi de définir ses droits et de bien délimiter et protéger son champ de travail. Sans ces références et ce cadre juridique, il sera difficile d'obtenir la cohésion professionnelle entre ceux qui sont déjà dans le monde du travail et ceux qui dorénavant entreront dans ce monde munis d'un diplôme universitaire, et il sera tout aussi difficile de disposer d'un instrument pour faire face à l'intrusion.

Mais, ce que j'ose appeler « la culture de la traduction » nécessite de moyens de diffusion plus sérieux et plus amples pour répondre aux exigences de notre société. Une société qui, comme la nôtre doit vivre au contact de trois ou quatre langues doit être convaincue, à l'encontre des chants de sirène douteux qui se font entendre « agréablement en son sein », de ce que Shopenhauer disait, il y a un siècle, à savoir, que « le plurilinguisme, outre les avantages immédiats qu'il présente, est un moyen d'exercer notre esprit grâce à la diversité et au raffinement des concepts nés de la correction et de l'amélioration de nos perceptions. Le plurilinguisme accroît en même temps la souplesse de la pensée car, en apprenant beaucoup de langues, le concept se détache de plus en plus du mot »[33]. Tout cela sans tomber dans une anomie de langues et pour ce faire, nous devrons bien planifier les études linguistiques, les coordonner et les pourvoir des instruments nécessaires. Pour atteindre ces objectifs, la « culture de la traductologie » joue un rôle essentiel dès l'école maternelle, en passant par le primaire, le collège et le lycée jusqu'à l'université. Notre société doit être consciente des possibilités que la traduction et l'interprétation lui offrent, afin de définir et d'affermir sa personnalité, tant pour recevoir que pour donner. Dans ce sens, nos écrivains et créateurs aussi doivent considérer la gageure de la traduction comme le défi lancé par un facteur de l'universalité à son esprit créateur. En effet, comme quelqu'un l'a très bien dit, une œuvre n'est pas achevée tant qu'elle n'est pas traduite.

Pour conclure cette réflexion plutôt longue, je citerai deux grands maîtres : « Le fait de transcrire des autres langues en la nôtre ce qui est étranger, nous permet de rechercher et de formuler des émotions et des concepts que nous ne percevrions pas autrement ; la traduction élargit sans cesse les limites linguistiques de notre langue. La traduction encourage dans la langue d'aboutissement la création de néologismes et a une incidence sur ses structures grammaticales et sémantiques. Dans ce sens, la traduction agit en tant que force rénovatrice. En un mot, il faut considérer la traduction comme un enrichissement de la langue et des concepts. »[34]

Mario Wandruszka, de son côté, propose le terme « Interlinguistik » pour désigner la linguistique du plurilinguisme et il dit que : « De nos jours, la traduction est devenue un objet de la linguistique et il n'y a guère de linguistique sans traduction. Les recherches sur le langage humain signifient que l'on compare des langues avec d'autres langues, mais nous ne pouvons comparer que ce qui est devenu comparable grâce à la traduction. La traduction est le fondement de toute linguistique. Mais on ne l'a pas accepté comme étant son problème fondamental. Beaucoup de linguistes la considèrent avec mépris comme un exercice « ascientifique », artisanal, artistique »[35].

Pour finir, quelques réflexions de Goethe qui, selon Schiller, était « l'homme le plus communicatif et qui créa le concept de la « Weltliteratur » (littérature mondiale) : « La naisance de la littérature mondiale se produit en même temps que la naissance du marché : c'est l'échange de biens spirituels, l'échange d'idées entre les peuples, le marché mondial littéraire où les nations échangent leurs richesses spirituelles ». Et il disait littéralement : « La littérature nationale n'a plus grand sens, l'heure de la littérature mondiale est venue, et chacun doit essayer d'accélérer la venue de cette ère » (entretien avec Eckermann, le 31 janvier 1827). Goethe considérait la traduction comme faisant partie de la littérature nationale et il concevait la littérature mondiale comme la cohabitation de toutes les littératures d'une même époque ou comme une vie active commune : « Les littératures mondiales contemporaines, peu importe leur nationalité, sont un lieu spirituel où elles se rencontrent, s'associent et agissent ensemble »[36]. Si Goethe s'exprimait ainsi dans l'Allemagne d'il y a deux siècles, n'avons-nous pas bien plus de raisons de répéter ces mêmes paroles, alors que notre planète est devenue, pour ainsi dire, un village et que nous nous trouvons aux portes de l'an 2000 ! La traduction basque doit aider le Pays Basque à trouver sa place dans ce marché mondial et cette littérature mondiale, en donnant aux autres ce qu'elle a et en recevant des autres ce qu'ils nous offrent. Dans ce contrat, on ne peut plus attrayant, il revient à nous, traducteurs, de tendre les ponts. C'est notre génération qui a été chargée, dans une grande mesure, de faire passer la traduction basque et la culture basque elle-même de la « tribu » à la « polis », de l'adapter et d'établir des rapports d'égal à égal avec les langues développées qui nous entourent et ce, même si les tensions entre tradition et modernité, ethnocentrisme et exocentrisme font parfois vaciller notre identité.


(*) Cet article fut publié dans Senez 14, 1993.

1. SARASOLA, Ibon (1975): "Euskal Literatura Numerotan", Kriselu, Donostia.

2. TORREALDAI, J. M. (1992): «1991eko Euskal Liburugintza» in JAKIN, nº 73, novembre-décembre, Donostia, p. 91-101.

3. AZKUE, R. M. (1905): Diccionario Vasco-Español-Francés, Bilbao, p.122.

4. RIEV, Nº XX. (1929), p.6-9. Lizardi traduisit ainsi le titre: «Euskaldun zutiñak eta mantxar (Mancha'tar) bulardetsuak alkarrekin egindako burruka arrigarria amaitu eta azkentzea». (LIZARDI, Xabier, Kazetari-Lanak, op. cit. p.241.)

5. EUZKADI, 20-VII-1928, p.120-121.
Il s'agit d'un travail de grand mérite, plus soucieux d'interpréter le génie de la langue que de copier le modèle dans le détail. (...) Spontané, sobre, fluide, expressif, parfois même il le dépasse, supprimant trop de redondances et quelque obscurité.

6. EUZKADI, 7-VIII-1928, p.125.

7. « Il faut assimiler ce que l'extérieur a de bon. On ne peut pas s'alimenter, pour ainsi dire, de l'organisme lui-même, sans lui porter atteinte. Par conséquent, on a parlé des traductions ».

8. IZTUETA, P. (1991): Orixe eta Bere Garaia-V, Etor, Donostia, p.662.

9. IBINAGABEITIA, A. (1965): «Orixe Euskeratzalle» in Orixe Omenaldi, Donostia, p.87 et suivantes.

10. IZTUETA, P. op. cit., p 991-1020.

11. Aranistes: partisans de Sabino Arana. NdT.

12. Euskaldun berri: personne pour qui le basque n'est pas sa première langue. NdT.

13. LJUDSKANOV, A. (1969): Traduction humaine et traduction mécanique (1er fascicule), Centre de Linguistique Quantitative de la Faculté des Sciences de l'Université de Paris, Dunod.

14. In VAN DER MEERSCHEN, «Traduction française, problèmes de fidélité et de qualité», Lectures 4-5, Dedalo libri, p.68.

15. Cité in STÖRIG, H. J. (1969): Das Problem des Übersetzens, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, Darmstadt, p.34.

16. In STÖRIG, op. cit., p.47.

17. «...dieses Kunst und Mass zu thun, ohne eigenen Nachtheil der Sprache, dies ist vielleicht die grösste Schwierigkeit die unser Uebersezers zu überwinden hat». In STÖRIG, op. cit., p.55.

18. GONCARENKO, S. F. (1978): Ispanskaja poezija v russkich perevodach, Moskva, p.953.

19. NIDA, E. A. (1947): Bible Translating, New York.

20. FEDOROV, A. V. (1953): Vvedenie v teoriju perevoda, Moskva.

21. VINAY, J-P/DARBELNET, J. (1958): Stylistique comparée du français et de l'anglais. Méthode de traduction. Didier, Paris.

22. MENDIGUREN, X. (1981): «Itzulpenaren mundua eta Euskal Itzultzailearen Oinarrizko Prestakuntzarako Eskola-Dossier-Aurreprojektua» (Le monde de la traduction et Rapport d'Avant-Projet d'École pour la Formation Élémentaire du Traducteur) in EUSKERA, XXVI (2. aldia), Bilbo.

23. Association des traducteurs, Correcteurs et Interprètes du Pays Basque.

24. Institut Basque de l'Administration Publique.

25. «Literatura Unibertsala» (Littérature Universelle), est un projet de traduction au basque d'une série de cent œuvres de la littérature universelle, projet signé par EIZIE et le Département de la Culture du Gouvernement Basque et qui dispose annuellement d'un budget. «Pentsamenduaren Klasikoak» (Les Classiques de la Pensée), est une société anonyme à but non lucratif, fondée par les établissements financiers BBV, BBK, Gipuzkoa Kutxa, Vital Kutxa et les Universités du Pays Basque et Deustu pour traduire au basque, en une dizaine d'années, cent titres originaux parmi les principales œuvres de la pensée classique.

26. personne pour qui le basque n' est pas la première. NdT

27. Voir note 12.

28. Voir note 11.

29. Pour suivre les aléas de cette polémique, voir: TORREALDAY, J. M. (1977): Euskal Idazleak Gaur, Donostia, p. 390.

30. ZABALETA, J. M. (1989): «Euskal itzulpenaren berezitasunak (Zenbait gogoeta)» (Quelques réflexions sur les caractéristiques de la traduction basque) in SENEZ , 5e annee, Nº 1-2, Donostia.

31. MENDIGUREN, X. (1988): «Etorkizuneko itzulpen-lizentziatura: zenbait ohar kritiko» (La future licence de traduction : remarques critiques) in SENEZ, Nº 1-2, Donostia, p.199-200.

32. TORREALDAI, op. cit., p.97-98.

33. Ce passage apparaît comme le 309 «Ueber Sprache und Worte» (Sur la langue et le mot) dans le chapitre XXV, de l'œuvre Parerga und Paralipomena. SCHOPENHAUER, A. (1891): Sämmtliche Werke, herausgegeben von Julius Frauenstädt, 2. Aufl., Bd. 6, Leipzig (Brockhaus) 1891, p.601-607.

34. SCHULTE, R./BIGUENET, J. eds. (1992): Theories of Translation. An Anthology of Essays from Dryden to Derrida, The University of Chicago Press, Chicago, p.9.

35. WANDRUSZKA, M. (1971): Interlinguistik: Umrisse einer neuen Sprachwissenschaft, R. Piper & Co., München. (Hortensia Viñes itzul. eta mold. (1980): Interlingüística. Esbozo para una nueva ciencia del lenguaje, Gredos, Madrid).

36. STRICH, F. (1946): Goethe und Weltliteratur, Fracke erlag, Berne, p.17-56.