Ethnocentrique versus exocentrique ?
Juan Garzia

Traduction : Ekaitz Bergaretxe

Imaginons une expérience :

Soit le texte X produit dans la langue A, nous le traduisons dans la langue B. Nous retraduisons le texte de la langue B dans la langue A, puis de nouveau dans la langue B, puis la langue A... et ainsi de suite autant de fois que nous voudrons.

Les plus pessimistes, —un exercice de contrôle que tout traducteur se devrait de réaliser— auront de sérieux doutes quant à la réciprocité des textes et même quant à la possibilité de le traduire dès le second mouvement. Les plus optimistes s'appuieront sur une version improuvable mais crédible, contraire à la logique de Saint Thomas : « transitus ad infinitum » devenant « translatio ad infinitum », laissant supposer ainsi qu'au lieu d'un couple de langues nous pouvons avoir une chaîne de langues que nous pouvons prolonger à l'infini —et si ce n'est jusqu'à l'infini, c'est même déjà arrivé.

Malheureusement, cette machine à traduire expérimentale est une erreur. En effet —laissons de coté pour l'instant les problèmes d'évaluation des résultats—, ce dispositif suppose que le traducteur soit toujours le même —il faudrait une machine qui, contrairement à la personne, puisse se vider de la mémoire de l'étape précédente—, ou bien un groupe composé de traducteurs identiques.

Alors que la liste des inconvénients de ce montage de traductions si peu efficace, qui a pu vous sembler quelque peu douteux, peut encore être allongée, attardons-nous un peu —malgré notre méfiance pour cette hypothétique machine— sur cette fort agréable idée du groupe de traducteurs identiques.

La logique -celle de Saint Thomas et la nôtre (ou celle de Saint Thomas qui est la nôtre)-, plus que la fainéantise ou la fatigue, nous décourage de chercher un nombre infini de traducteurs identiques, et, contrairement à Abraham, nous ne pouvons nous contenter d'un seul traducteur —bien que la tentation soit grande de se laisser aller dans une réflexion d'un traducteur identique à lui-même—. Ainsi, nous nous contenterions d'en trouver deux.

Si nous considérons cet aspect identique avec intégrité, nous sommes dans l'absurde, et de toute logique, il serait vain de continuer dans cette direction. En faisant preuve d'un peu de relativité, il ne serait pas insensé de penser à la possibilité d'une réciprocité. Ainsi, avec cette version bon marché de la superbe machine de traduction, posons la vraie question : quelle théorie ou attitude donnera les meilleurs résultats, l'ethnocentrisme ou l'exocentrisme ?

Avant d'y répondre directement —pas seulement par respect des lois du suspense—, et pour y répondre sereinement, nous devons alléger la part de sentiment dans les attitudes. Nous disons souvent, en effet, qu'une des attitudes est « éthique » et personne ne nous contredira sur ce point. Dans ce sens, et sous fond d'éclectisme impressionniste —voire impressionnant— qui assumera, dans un procès teinté de psychanalyse, le poids de l'accusation d'un œdipe linguistique pour défendre d'autres critères de traduction ? Selon Antoine Berman, dans la mesure où nous n'acceptons pas que l'Autre est l'Autre et que l'Etranger est Etranger (dans la mesure où nous n'avons pas fait de traduction exocentrique) nous sommes des enfants, inaptes à la traduction et à l'éthique, accrochés aux jupons de leur mère.

Deuxièmement, en définissant en quoi et à quel point le texte à traduire doit être aliéné, l'opposition devrait être évidente. Le cadre théorique impressionniste posé par Berman est trop entouré de voile romantique, et la pensée qui survole ce voile à une hauteur olympique n'est pas faite pour évoluer au niveau du sol. Lorsqu'il se penche de ce côté-là, la théorie dérape de deux côtés : « l'aspect systématique de la déformation de la traduction » d'un côté, où en plus du sens péjoratif du terme « impossibilité et trahison » la traduction traditionnelle est présentée comme un monstre à quatorze têtes -on ne voit pas bien s'il est en train de vouloir prouver que la traduction est impossible ou simplement s'il demande de l'interdire- ; et d'un autre côté, ce qui nous a été présenté comme la « véritable solution », dans tous les livres des écoles de philosophie, la traduction « éthique » selon ses règles : une traduction qui, bien que forcée, s'accroche à l'étrangeté.

Il semble que l'on puisse, quand même, arriver à un consensus trivial : il s'agirait en fait de « chercher à situer la part nécessairement ethnocentrique et hyper-textuelle de toute traduction », rien que ça.

Nous prenons conscience alors, du besoin de refaire une évaluation, mais aussi de fait, que pour cela notre redoutable machine à traduire imaginaire nous aurait fait faux bond. Au fait, que fallait-il traduire ? Pour qui fallait-il traduire ? Pour quoi ? Quelle était la distance (spatiale, temporelle, culturelle, typologique...) entre la langue d'origine et la langue cible ? Quelle était la situation de chaque langue ?

Sans de tels renseignements, nous sommes obligés de rester dans des généralités fausses et vaines. A titre d'exemple, et en prenant un autre auteur, le critère de Nida/Taber, selon lequel l'oral doit avoir la priorité sur l'écrit, n'est valable que dans des situations très concrètes, et pas dans les autres, à moins que la vérification ne devienne triviale, en philosophant sur la dette qu'a l'écrit envers l'oral. En fait, la réflexion de Berman, est plus précise qu'une théorie globale, en tant que prise de position pour certaines traductions littéraires -de nature et de fonctions bien précises- en français et allemand.

Par exemple, cette langue-ci, l'euskara n'est pas ouverte au monde germanique de l'époque romantique, ni au français œdipien dévoreur d'autrui. Elle n'a jamais été une langue souveraine et autonome, mais un langage qui vit dans une situation de grave diglossie. Elle n'est pas autonome, elle n'est donc pas normale (si on définit la normalité par une situation d'autonomie et de liberté, situation qui ne semble pas être la plus normale dans le monde).

Afin que je ne tombe pas moi-même dans ce manque de concret que je viens de dénoncer, je vais d'abord faire une remarque. Je ne veux pas que ce manque de normalité de l'euskara devienne le paradigme d'une anormalité plus générale. Entre autres choses, et par rapport aux situations de diglossie les plus proches de la nôtre, la distance typologique que nous avons par rapport aux langues que nous avons au-dessus de nous, provoque de grandes différences. Ce qui suit n'a donc aucune prétention, bien que chacun soit libre d'établir les parallèles, projections et extrapolations que bon lui semble. Dans ce cas, le choix sera personnel, et il ne sera pas induit par moi.

Que traduisons-nous à l'euskara, et de quelle langue ? Sans tomber dans des généralisations trop simplistes, nous pouvons quand même dire qu'il s'agit généralement de textes pragmatiques ; et en allant plus loin, nous pouvons affirmer, sans craindre de mettre les pieds dans le plat, qu'ils sont traduits de l'espagnol —souvent traduits à partir de ce que nous avons écrit nous-mêmes, soit une sorte d'auto traduction.

Ces éléments nous permettent de tirer des conclusions importantes ; il ne semble pas que le meilleur domaine pour une traduction exocentrique ce soit la traduction de manuels scolaires —sachez, en plus, que la littérature est amplement utilisée dans ce domaine—, ou que les auto-traductions orthopédiques réalisées par quelque journaliste bilingue soient la meilleure façon de nous enrichir de ce qui est fait par les « autres ». En ce sens, ce dépassement de l'ethnocentrisme se présente comme une excellente théorie permettant de cacher ce tas de choses criblé de castillan dans l'intention de couvrir par l'image prestigieuse d'une richesse cosmopolite la misère de l'esclavage par rapport à la langue connue. Ô! miracle, cette attitude et celle de la pureté des mots la plus ethnocentrique feront bonne route ensemble. En effet, même le bricolage peut sembler éclectique, et il doit en être ainsi si on veut mettre à profit toutes les ressources permettant de bien achever un mauvais travail, au-delà de tous paradoxes théoriques.

Il est, par ailleurs, un aspect qui mériterait que nous lui accordions plus de place : les méfaits de la suprématie du castillan sur le français. Dans ce cas, en plus de savoir à partir de quel texte ou langue on traduit (la différence de poids des traducteurs bilingues est flagrante d'un coté par rapport à l'autre), il s'agira de savoir pour qui on traduit, car ceci n'est pas évident, même dans les traductions qui sont, en théorie, générales et neutres et compréhensibles par tous.

Les questions doivent aussi être posées dans ce sens : qui et qu'est-ce qui est étranger, et pour qui ? Pour le bascophone sous diglossie castillane, certaines expressions basques-françaises peuvent sembler, sans employer le mot étrangères, du moins exotiques ; et inversement bien que ceux du Pays Basque Nord (coté français) soient plus soumis à l'influence du sud et de ce fait ils ont plus à dire. Même sans cela, certains dialectes, variantes et langages peuvent paraître exotiques aux bascophones qui parlent le basque unifié. Pour nous, les classiques sont des « vieux écrivains » et c'est pourquoi nous leurs accordons autant d'honneur qu'à ceux qui se trouvent au Troisième d'Age d'Or, mais nous les écoutons moins que les vieillards exilés dans un asile. Nous avons des locuteurs adolescents ; des morveux découvreurs méditerranéens, vifs modèles des maîtres et maîtresses qui se sentent étrangers à eux-mêmes. Mais encore, puisque nous parlons de déséquilibre bilingue, l'euskara qui ne paie pas le péage du castillan —excusez pour les adjectifs—, l'euskara original, propre -c'est-à-dire qui ne présente pas d'interférence visible-, fonctionnel par lui même et naturel, est pour de nombreux bascophones plus étranger que "l'euskañol" qui court les rues. D'autre part, nous avons des auteurs qui ne s'en sortent pas avec l'orthographe, des stylistes qui ne savent pas construire une phrase correctement, des littéraires qui n'apprendront jamais à rédiger... Heureusement, les critiques n'en sont pas là. Et oui, c'est comme ça : nous sommes étrangers à nous-mêmes. Si on avait créé un dialecte basque du castillan ou un hybride plus ou moins cohérent et unifié, alors il serait pur —veuillez prendre ceci uniquement au sens imagé—, on répondrait aux exigences idéologiques et il assurerait la communication entre les bascophones bilingues. Mais l'intrus ne nous a même pas fait cette faveur, en échange de la bienveillance dont nous avons fait preuve à son égard. Cet étranger qui est en nous —ne nous voilons pas la face—, n'est donc pas un visiteur polyglotte provisoirement hébergé chez nous, mais un hôte sans gène qui nous donne une image de simples locataires de notre propre maison.

Imaginons, quand même, qu'il nous reste un crédit de bascophones qui ont surmonté tous ces problèmes. Ne se sentiraient-ils pas étrangers dans certains domaines, parce qu'ils n'ont pas été correctement traités ? Alors, certains, individuellement ou en groupes, commenceront à combler les manques, avec beaucoup de courage certes, mais sans la tête d'une direction ni les jambes d'une démarche systématique. Et même s'ils arrivaient à de bons résultats, quelle serait l'autorité qui les validerait ? Quel serait le circuit social qui les socialiserait ? Il n'y a pas de miracle. Dans ce pays la « Colère » étant le crieur public, « En-soi » est le maire, « Pourvu que » président... et « Débrouillez-vous » président de l'Académie de la Langue Basque. En effet, par delà les interférences phonétiques, morpho-syntaxiques, lexico-sémantiques, discursives, nous sommes dirigés par un franco-hispanisme institutionnel, lui aussi pris chez notre voisin. L'Académie de Langue Basque aurait le même rôle que la française ou l'espagnole : continuer à nettoyer, asseoir et faire briller... les chaises, bien entendu.

Les autres organismes œuvrant pour la normativisation et la normalisation semblent être des calques étrangers des royaumes lointains de Taifas, des Byzantins qui ne se rencontrent qu'à tout hasard.

Cela étant dit, —laissons de coté pour le moment la litanie de nos querelles structurelles—, le pauvre basque qui possède un patois a du pain sur la planche s'il veut devenir traducteur (ne vous inquiétez pas, je ne parlerai pas de conditions de travail), sans aller jusqu'aux sommets psycho-métaphysiques de l'éthique de la traduction, pour achever, dans cette langue brute, ce satané travail, bien venu mais qui est aussi considéré souvent comme infaisable. Avec ses compétences, il fait tout ce qui lui est possible pour rompre le mécanisme complexe d'un circuit de traduction peu efficace, en puisant dans les espoirs qu'il a longtemps entretenus où, en proposant des traductions fidèles intelligibles par des vrais bascophones pas tout à fait réels, les lecteurs, et par voie de conséquence tout le domaine de la langue deviendraient plus normaux, s'enrichiraient. Et peut-être qu'un jour la pauvre langue mère sera plus disposée à être violée et fécondée —pour ne pas dire baisée— par le courage littéraire étranger, à une époque si longtemps désirée et non étrangère à ses propres enfants. Elle-même, en ce temps rêvé que nous n'arrivons même pas à imaginer actuellement, aura la capacité et l'occasion de tromper quiconque avec une étrangeté basque enrichissante. Amen.

...Ou, « hala biz », parce qu'en basque on l'a eu dit de deux façons dans les zones bilingues: « amen » et « ainsi soit-il ». Et dans de telles situations, il nous est remplacé par des « hala bedi » qui ne sont ni aliénateurs ni originels, —une règle qui se développe aujourd'hui, et qui est valable dans bien d'autres domaines—. Mais cette invention, bien qu'elle puisse paraître ridicule, présente des avantages (selon une loi un peu bizarre) par rapport aux emprunts et aux formes d'usage originelles. Il est souvent difficile, en effet, de distinguer pratiques et idéologies.

Finalement, même pour les défenseurs de l'ethnocentrisme dérouté l'euskara est un domaine sourd, alors que le koinè est encore au four. Car le puritanisme excluant devient inexorablement régionalisme, et étranger au voisin. Le dialecte commun que nous devons construire entre tous serait —mais il ne l'est pas encore—, la référence nécessaire avant toute autre chose. Dans ce processus, bien sûr, l'étrangeté originelle des autres langues peut être d'un grand secours pour surmonter l'inertie et l'étroitesse d'esprit. Autrement, nous sommes déjà bien lotis en exotisme et bizarreries, sans avoir à aller chercher loin.

Il ne s'agit pas —du moins il ne me semble pas— de donner tort ou raison à une théorie de la traduction, ni —que le diable nous délivre du mal !— d'habiller la pratique personnelle d'une théorie adaptée à cet effet. Pour ne pas remettre en cause la place et le rôle de la théorie, rien ne délivrera le traducteur de sa responsabilité personnelle. Il doit faire preuve d'une intelligence plus réceptive que tout mécanisme, et d'une sensibilité plus fine que la théorie, si on veut que le résultat soit bon. Ou, en prenant une formulation plus courte, le traducteur est doté d'une sensibilité intelligente, outil fondamental et indispensable -car il s'agit aussi de savoir l'appliquer à un domaine ou un environnement concret. Le lecteur saura aussi, muni de la même sensibilité, que le couple paradoxal que constituent « ethnocentrique » et « aliénateur » ne sont qu'une paire de mots, alternative de « originel » et « ethnofuge », pas pire mais pas meilleure. Il prendra conscience aussi du fait que l'origine de l'éthique de la traduction n'est pas plus dans la psychanalyse culturelle ou toute autre analyse métaphysique que dans l'accomplissement pur et simple de tâches concrètes. S'il fallait choisir, l'un serait trop aliénateur, l'autre trop simpliste ; le premier trompeur, l'autre prêcheur de l'amour du pays ; l'un peut faire rire, l'autre paraître glissant. En fin de compte, nous pouvons dire originel pour exocentrique et ethnofuge pour aliénateur, mutatis mutandi.

Quelles que soient les étiquettes (ou le éthiques ?), que ceux qui osent critiquer les traductions n'oublient pas ce conseil de la Bible, version Leizarraga ou Olabide : vous les reconnaîtrez dans les œuvres. Parce que les œuvres sont de l'amour ; pas des histoires et des fleurs.

J'ai dit ce que j'avais à dire, maintenant faites-en ce que bon vous semblera.


Note: Cet article fut publié dans Senez, 12, 1991.