Anjel Lertxundi et Jorge Gimenez Bech : l'écrivain et son traducteur (entrevue)
Gotzon Egia

Traduction: Edurne Alegria

Le 4 octobre 1998, Anjel Lertxundi et Jorge Gimenez ont disserté sur le thème de l'Auteur et son Traducteur, lors d'une rencontre organisée par l'association Olerti Etxea de Zarautz. Nous avons voulu reprendre ce sujet et avons réuni à nouveau ces deux personnes pour qu'elles nous parlent de leur expérience sur la traduction, leurs impressions et autres réflexions.

Senez : Quelle a été, jusqu'à maintenant, votre relation dans le domaine de la traduction? Faites en une brève chronique.

Anjel Lertxundi : Vous nous dites de parler de la traduction et, je pense, qu'en fait c'est Jorge Gimenez qui devrait le faire, mais, vu ma loquacité, j'ai peur de m'étendre plus que lui. Jorge a traduit quatre de mes œuvres, certaines sont sur le point d'être publiées, d'autres l'ont déjà été. Le premier travail fut la traduction de Kapitain Frakasa. Ensuite, Otto Pette qui a déjà paru ; le troisième, Azkenaz beste qui vient aussi d'être publié ; et maintenant mon dernier roman, Argizariaren egunak dont il vient de finir la traduction.

Avant de rencontrer Jorge, j'ai eu quelques expériences dans le domaine de la traduction ; par exemple, un de mes élèves traduisit Tristeak kontsolatzeko makina à l'espagnol et ce fut une expérience plutôt médiocre. Lui n'était pas très expert en la matière, ni moi non plus pour poser les conditions et contrôler le travail qu'il faisait. Mais cela fait près de douze ans que ce livre fut publié, ensuite plusieurs de ces contes furent aussi édités en plusieurs langues, en anglais et en italien, et là je ne puis juger les traductions. À propos de la version italienne, je dois dire que même si je connais cette langue, elle m'est toutefois assez étrangère et donc, il m'est très difficile de porter un jugement sur la traduction. Par ailleurs, il y a un autre conte, qui serait peut-être un peu plus intéressant et qui apparaît dans les anthologies, que j'ai traduit moi-même à l'espagnol : il s'agit du conte intitulé « Lur hotz hau ez da Santo Domingo ». Lorsque je l'ai traduit, au début, je ne me suis pas rendu compte d'un problème crucial, d'un problème que j'ai eu avec le texte et que j'ai seulement vu à la fin du processus. En effet, je dois vous faire un aveu : le texte publié en basque ne correspond pas à celui publié en espagnol. Je dirais que la version espagnole a un plus. En faisant une sorte de working progress, en trichant quelque peu, en évitant les défauts du texte original, en le conduisant différemment, etc., j'ai trahi, en quelque sorte, le premier texte.

Cela était licite, il était de moi et celui que j'étais en train de créer était aussi de moi, mais, bien sûr, il apparaissait comme la traduction et non comme une adaptation ou un arrangement. Dans ce sens, quelque temps après avoir traduit ce conte et l'avoir ensuite publié, lorsque j'ai contrasté les deux textes, j'ai pris une résolution, à savoir, que je ne pouvais pas être mon propre traducteur. Je trouve légitime la démarche de ceux qui sont leurs propres traducteurs mais moi je ne pouvais pas l'être, je ne devais pas le faire, indépendamment de mon degré de connaissance de cette langue, entre autre pour ne pas me trahir. J'avais deux raisons à cela : l'une, je l'ai déjà signalée, le désir d'être fidèle au texte original, face à l'extérieur, parce que, en quelque sorte, je pensais que le texte de départ devait être l'original et le premier, celui écrit en euskara. Je connais l'inconvénient de cela, en effet, si quelqu'un veut traduire une œuvre en une autre langue, il doit connaître la langue basque ce qui est souvent difficile. Dans ces cas là, bien sûr, il est indispensable d'employer l'espagnol et le français comme langues pont. Par exemple, nous avons Otto Pette et sa traduction espagnole Las últimas sombras que l'on peut utiliser pour faire la traduction aux autres langues, cela est licite, mais encore faut-il que les versions basque et espagnole coïncident exactement.

Il y a aussi une autre raison pour faire cette remarque et elle tient à la langue basque elle-même. Il se peut que cette raison soit, dans une certaine mesure, d'ordre psychologique, mais elle relève aussi de la linguistique et de la littérature : si en travaillant j'étais conscient que le texte que j'écris allait être ensuite traduit à une langue d'une plus grande tradition, sachant à l'avance que j'allais produire un texte définitif en espagnol, j'éviterais, fuirais, laisserais de côté les difficultés que je trouve en euskara et je ne serais pas si précis. À vrai dire, je ne sais pas si je suis précis, mais enfin... il est certain que je ne m'efforcerais pas de l'être, j'éviterais plus facilement les difficultés techniques, littéraires, linguistiques sachant à l'avance que si un jour ce texte est traduit à une autre langue, je pourrai le contrôler et que je pourrai refaire mon cheminement littéraire dans cette deuxième langue.

Moi j'en ai toujours été conscient et j'ai été toujours intéressé par cette prise en compte de l'euskara, même très intéressé. Je peux l'illustrer avec cette histoire que j'ai souvent racontée : un accident s'est produit et deux policiers sont sur le bord de l'autoroute, en train de rédiger le procès-verbal, un corps gît près d'eux. Qu'est-il arrivé ? « Et bien, deux voitures ont percuté entre elles et le corps est tombé dans le précipice » ; un policier demande à l'autre :

-Comment écrit-on précipice, avec un 'c' ou deux 's' ?

-Bon, ça ne fait rien, écris qu' « il a roulé sur la pente » et puis ça y est.

Le policier peut faire cela, mais l'écrivain non, dans la mesure où il est confronté à un problème linguistique, car «tomber dans le précipice » et « rouler sur la pente » n'est pas la même chose, il doit être précis et il ne peut pas l'éviter. Je répète, au moment de faire le transfert à une autre langue, l'écrivain pourrait éluder ces difficultés et il me semble que dans la situation actuelle de l'euskara et dans notre propre situation, compte tenu de l'immense travail qui est en train de se faire dans le domaine de la traduction, une telle attitude ne serait pas loyale par rapport aux traducteurs.

Senez : Dans la traduction à l'espagnol que Jorge Gimenez a faite de vos romans jusqu'à présent, vous y reconnaissez-vous, est-ce que vous vous identifiez avec ces nouveaux textes ?

AL : Si je dois être sincère, ces traductions m'ont toujours paru étrangères à moi...

Jorge Gimenez: En effet, si nous donnions à un technicien, à une sorte d'expert, toutes les traductions que j'ai faites des œuvres de Anjel Lertxundi pour les examiner, je suis sûr ou presque qu'il ne reconnaîtrait pas l'œuvre de cet auteur. Il aurait du mal par exemple à identifier Otto Pette à une œuvre de Anjel Lertxundi.

Senez : Pourquoi dites-vous cela ?

JG : De ce que je connais de l'œuvre de Anjel Lertxundi, Otto Pette est sans aucun doute, le travail qui s'éloigne le plus de sa ligne de production. De plus, cela est paradoxal : dans Otto Pette, on retrouve le Anjel Lertxundi, linguiste à part entière, tandis que l'écrivain est d'avantage ailleurs. En d'autres mots, dans ce roman on retrouve le tisseur d'histoires ou le constructeur du langage narratif, mais la qualité humaine est d'avantage dans les autres œuvres (je me réfère toujours, bien sûr, à la littérature destinée aux adultes). Lorsque l'écrivain est capable de manier la langue d'origine et celle d'aboutissement, bien sûr, pas n'importe comment, quelles sensations perçoit-il en lisant son œuvre dans la langue cible ? C'est là que je voudrais situer cette idée de sensation d'étranger. Le problème n'est pas seulement technique, il ne s'agit pas seulement de l'utilisation d'un code différent : l'aspect temporel de la narration change forcément d'une langue à l'autre et il change, surtout, dans les cas qui sont, pour l'auteur, pleins de signification, dans les phrases et les explications sélectionnées par lui. Lorsqu'on change de langue, pour le traducteur, les phrases et expressions chargées de signification seront autres, dans la langue cible. Je vais donner un exemple très clair : le plus souvent, Anjel Lertxundi et moi-même, nous ferions des choix lexicaux différents, nous avons eu de nombreuses discussions à ce propos.

Senez : Cela est vraiment curieux...

JG : Pas tant que ça, à mon avis. En effet, la plupart des choix lexicaux que Anjel Lertxundi fait en basque ont une intentionnalité précise, ils sont tout à fait volontaires, très bien analysés, avec beaucoup de bon sens. En revanche, je pense qu'en espagnol, le registre le plus courant convient mieux à ce genre d'écriture: en espagnol je n'ai pas besoin de faire des analyses précises, la réponse est généralement plus prévisible. Alors que la plupart des choix lexicaux de Anjel Lertxundi se situent dans un niveau plus élevé.

Senez : Du point de vue du lecteur, on pourrait dire, à propos de ce choix lexical, que dans les romans de Anjel Lertxundi on trouve, contrairement à la plupart des autres écrivains, un registre de langue en euskara généralement plus élevé.

JG : Je partage ce même avis. Je ne l'ai jamais avoué à Anjel Lertxundi, mais il me semble que ses romans peuvent aussi être traduits du basque au basque, c'est à dire, que l'on peut écrire de très nombreux passages dans un registre beaucoup plus bas. En espagnol aussi, nous pourrions faire ce choix conscient des mots comme le fait Anjel Lertxundi, mais nous nous éloignerions, sans aucun doute, de ce que dans les paramètres commerciaux est moyennement courant...

Senez : Évidemment, à partir de là nous arriverions à la théorie de la traduction : pour quel lecteur, à quelle époque, etc. sommes-nous en train de traduire.

JG : D'où, certainement, cette sensation d'étranger que ressent Anjel Lertxundi face à ma traduction en espagnol.

AL : Bon, à vrai dire, la dernière traduction de Jorge Gimenez qui n'a pas encore été publiée, je parle de la traduction de Argizariaren egunak, je ne l'ai pas vu d'un œil si étranger. C'est peut-être parce qu'il en est à la traduction du troisième roman ou que mes yeux se sont habitués ou même, que j'ai appris, sans le vouloir, les registres propres à Jorge Gimenez ... D'autre part, il est vrai que mon degré d'identification avec Azkenaz beste, je parle d'identification personnelle, est bien plus grand qu'avec Otto Pette, cela doit certainement avoir aussi une incidence lorsque je lis la traduction : bien que j'y décèle un autre registre, je m'y attache beaucoup plus. Par ailleurs, un autre fait entre aussi en jeu : dans le cas de Otto Pette, lorsque j'étais en train d'agencer toute cette histoire, je pensais bien plus à mes lecteurs. Contrairement à Azkenaz beste, dans ce premier roman, il m'a été beaucoup plus difficile d'élaborer les sauts narratifs, les allées et venues, les trucs que l'écrivain crée dans sa forge, éléments tous relevant de l'aspect littéraire, et cela parce que l'euskara n'en est pas très prodigue ; on sent alors un besoin de se détendre, de se tranquilliser un peu pour que les choses avancent d'elles-mêmes, ce qui, par exemple, ne s'est jamais produit dans Kapitain Frakasa. À ce propos, Kapitain Frakasa est beaucoup plus destructeur d'un point de vu littéraire, beaucoup moins compatissant avec le lecteur. Alors que dans Otto Pette, j'ai été obligé d'agir d'une façon plus détendue pour pouvoir adapter mon écriture à la langue du Moyen Âge. Mais, qu'est-ce qui se passe alors ? Lorsque je me concentre dans cette adaptation du langage et de l'ambiance du Moyen Âge, je dois avoir très présents ces problèmes littéraires ou ce besoin de soigner le registre, ce qui, dans d'autres œuvres, ne se pose même pas. En d'autres mots, si je veux écrire un roman historique, je dois réfléchir à l'organisation et construire un système autour de ce langage que j'ai choisi. De toute façon, je trouve là une certaine contradiction : avec le recul du temps, je pense qu'il est certainement plus difficile de construire un langage propre dans Kapitain Frakasa que dans Otto Pette ou tout au plus, la difficulté est semblable ; la seule différence vient du fait que, dans le premier, les choix se font inconsciemment et que, dans le second, ces choix ont été faits expressément. Il est certain que, le fait d'être obligé sans cesse de faire des choix pour construire un langage spécial influe sur le résultat littéraire : un rythme tranquille, une meilleure exposition des faits, un système de comparaisons et de métaphores plus complet, etc. ; moi, je vois ça très clairement dans Otto Pette. Bien entendu, je sais bien qu'ensuite, le lecteur appréciera beaucoup ce genre d'écriture, mais je ne crois pas que cela soit dû à l'aspect littéraire, mais plutôt au système du langage littéraire.

Senez : À propos, que pensez-vous de la traduction de Alatriste kapitaina ? Ce roman a dû poser le même genre de difficultés au moment de la traduction, mais dans le sens inverse : de l'espagnol au basque. Que pensez-vous des choix faits par le traducteur ?

JG. J'ai vraiment trouvé étonnantes les déclarations faites par le traducteur Xabier Iabe aux journaux espagnols, avant la publication de la traduction, la veille de la Foire de Durango de l'année dernière, déclarations où il disait que cette traduction lui avait demandé beaucoup de travail, vu qu'il avait dû « inventer entièrement un langage adapté à l'époque du Moyen Âge ». De toute façon, ses déclarations étaient en espagnol, et on voyait que le traducteur possédait une langue très soutenue, il ne serait donc pas étonnant que la traduction fût aussi de haut niveau.

AL : Moi aussi, je suis du même avis. Lorsque la maison d'édition qui a publié la traduction me demanda d'en faire un bref commentaire, je lus une bonne partie du roman, et mis à part les problèmes de démarrage, j'eus l'impression que le traducteur était vraiment parvenu à donner au roman le niveau requis. Il a fait, sans aucun doute, un travail très réussi, mais, à certains moments, le choix de mots difficiles entrave, à mon avis, la lecture d'un lecteur moyen. Je n'y vois qu'un petit problème : en espagnol El Capitán Alatriste est un vrai roman de consommation, mais en le traduisant au basque, et vu la situation dans laquelle se trouve notre langue, soit on transforme complètement l'original, soit on le maintient tel quel et alors, ce qui en espagnol est totalement conventionnel, devient en basque du langage soutenu, surtout dans des récits se situant à des époques révolues. Certes, cela n'est pas le problème du traducteur, mais bien celui de notre langue.

Senez : Vous m'excuserez si nous nous sommes un peu déviés, mais peut-être que nous devrions approfondir un peu plus ce point. Le fait que ce qui en espagnol relève du langage courant, devienne en basque de la langue soutenue, est sans aucun doute un fait objectif, mais n'y aurait-il pas là un élément subjectif aussi ? La recherche du registre adéquat...

JG : C'est le débat de toujours. Cette histoire de respecter le registre me semble être un faux problème. La question se pose au niveau du lecteur, non seulement de la diversité des lecteurs, mais de l'état d'âme du lecteur à ce moment précis, la traduction a-t-elle alors un seul lecteur ou plusieurs lecteurs. Je me rappelle en ce moment du livre de Peter Sloterdijk Extrañamiento del mundo dont la traduction espagnole par Eduardo Gil Bera vient de paraître. Je ne puis m'imaginer ce livre en allemand, mais le texte espagnol, à mon avis, requiert de la part du lecteur une démarche d'alpiniste, il faut le lire ligne à ligne, presque mot à mot, il est sans pitié. Malgré cela, le livre est attrayant, ce qui prouve le professionnalisme du traducteur. La question est là ! C'est ce que dit justement Steiner : on peut rendre attrayant le plus difficile des textes et cela, même si, à certains moments, le lecteur se trouve confronté à des problèmes techniques... Mais il me semble que cela ne se produit pas dans les œuvres de Anjel Lertxundi, car on peut très bien adapter le texte et calculer plus ou moins la façon dont le lecteur espagnol va percevoir un artifice littéraire ou un choix lexical précis. Je dois dire aussi que, si Anjel Lertxundi avait écrit en basque les quelques textes qu'il a produits en espagnol et si je les avais ensuite traduits en cette dernière langue, je suis certain que le résultat aurait été bien différent.

Senez : Vous référez-vous à ces pièces écrites directement en espagnol par Anjel Lertxundi, au moment de composer vos traductions ?

JG : Oui, et je vais oser dire quelque chose : les gens qui se plaignent des œuvres écrites en euskara par Anjel Lertxundi, devraient lire ce qu'il a produit en espagnol. Moi, je leur recommanderais de le faire, car beaucoup peuvent penser que c'est seulement en basque qu'il recherche ces effets spéciaux, en quête de l'impossible, ou que sais-je... Ils verraient alors ce qu'est Anjel Lertxundi en espagnol !

Senez : Cependant, vous dites que l'écrivain ne peut pas être son propre traducteur...

AL : Voilà, ce que je vous ai dit au début, je vais l'expliquer d'une autre façon. Quant à ce que l'écrivain soit son propre traducteur, je pense que toutes les formules sont légitimes et on ne peut pas dire que l'une soit meilleure que l'autre. Pour ma part, je ne peux parler que de moi-même : moi j'écris en basque et mon texte canonique est la version basque, tel qu'il est en basque. Ensuite, si de cette version on fait une traduction en une autre langue, et cette traduction on la traduit à son tour en d'autres langues, pour moi le texte canonique sera toujours la version basque, et ce sera toujours moi qui déciderai de la traduction que les professionnels ne connaissant pas l'euskara devront prendre comme référence ; mais j'insiste, pour moi, le seul texte canonique est le texte basque. Pourquoi est-ce que je dis alors que je ne puis être mon propre traducteur, bien que je sois capable d'écrire en espagnol, du moins sans grande difficulté ? En ce qui me concerne, j'ai mis trente ans à construire ce style que le lecteur identifie comme étant celui de Anjel Lertxundi. En espagnol je n'ai pas fait ce travail, en aucune façon : les travaux que j'ai écrits en espagnol sont très anecdotiques. Aussi, je n'ai pas élaboré ce style en espagnol et je pense que dorénavant je ne serai pas capable de le faire, même si je m'y employais de mon mieux, même si, à partir de maintenant, je n'écrivais qu'en cette langue. Il est trop tard... Par conséquent, si j'ai passé toute ma vie à travailler ce style précis en une langue donnée, pourquoi donc commencer à traduire un de mes livres, sachant à l'avance que ce style que je recherche serait complètement neutralisé ? Moi je ne demande au traducteur qu'une seule chose : qu'au milieu de ce concert de voix de la traduction, il essaie de mettre en évidence cette voix qui m'est propre, de la distinguer, car je sais que le traducteur qui connaît les clés de mon écriture, de ma façon de rédiger, le fera bien mieux que moi. Telle est donc une des raisons de mon choix : je voudrais que le traducteur transfère en une autre langue l'individualisation de ma voix. Jorge Gimenez réussit-il à le faire ? Voyez, lorsque la traduction de Otto Pette fut publiée, toutes les critiques parues dans les médias espagnols, je dis bien toutes, soulignaient la qualité de la traduction.

Senez : Mais n'y aurait-il pas là un mensonge implicite ? Car, ceux qui louent la traduction, le plus souvent, ne peuvent rien dire de l'original, puisqu'ils l'ignorent ; ils ne peuvent comparer la traduction avec l'original, tout au plus peuvent-ils le faire avec d'autres références littéraires ou de traduction, mais à partir de là...

JG : Oui, mais il est inévitable que la critique s'appuie sur la traduction : le lecteur de la traduction ignore aussi la langue d'origine. Cela ne nous empêche pas de lire et de critiquer, sans aucun complexe, les œuvres littéraires, en relevant tel ou tel problème de traduction, et ce, sans les lire dans leur version originale.

AL : D'ailleurs, cet argument peut être retourné. Nous demandons la normalisation pour notre langue, mais la gangrène des langues normalisées est que, au niveau du style, les traductions de Faulkner ou d'Hemingway sont exactement les mêmes ; seul les histoires changent ! J'ai l'impression que dans ces langues normalisées, seul quelques rares traducteurs réussissent vraiment à individualiser une voix et c'est ainsi que nous lisons en espagnol dans le même ton neutre les écrivains russes et américains, qu'ils soient d'ici ou d'ailleurs, qu'ils aient un style ou un autre. Bien sûr, je crois que, de ce côté là, j'ai eu beaucoup de chance : mon traducteur connaît mon oeuvre, non seulement, de l'intérieur, il la connaît quand je suis en train de la produire, il vit avec moi le processus même de la création. C'est ainsi qu'ensuite je peux lui accorder une entière autonomie pour qu'il transforme ma voix à l'espagnol comme il le veut ou le peut.

À vrai dire, il me semble, d'ailleurs, qu'en Europe, dans la traduction littéraire la tendance est de plus en plus forte à la spécialisation ; finis les traducteurs qui traduisent les œuvres de sept ou huit auteurs ! De nos jours, ceux qui réussissent à individualiser une voix ne traduisent qu'un auteur ou tout au plus deux...

JG : Cela a ses conséquences, en effet, le traducteur qui, comme moi, dans un processus de traduction, a fait l'effort de s'introduire dans les plus petits détails de la signification, trouve ensuite beaucoup de difficultés pour s'en sortir et s'accrocher à autre chose... Moi-même, par exemple, maintenant, je refuserais de traduire les travaux d'un autre auteur basque qui ne soit Anjel Lertxundi, j'en suis presque certain. Non seulement ça, quelquefois je me demande si je n'ai pas perdu la capacité de juger un travail de littérature d'une façon équilibrée, car, sans le vouloir, je ramène tout ce que je lis au domaine de l'expression littéraire de Anjel Lertxundi. Je vais illustrer ce que j'avance au moyen d'un exemple écrit : ce qui m'intéresse dans l'œuvre de Anjel Lertxundi c'est le regard, bien plus que le registre, les choix lexicaux, les phrases et tout le reste ; je dirais presque que, dans le fond, c'est tout ce qui m'intéresse, cette façon particulière de voir le monde, la manière de contempler les personnes, les choses et les évènements que je vois très liée au cinéma, surtout ces derniers temps. Aussi, j'ai fait beaucoup d'exercices mentaux dans mon for intérieur cherchant à connaître quel serait le regard porté par Anjel Lertxundi sur telle ou telle chose. Voici quel pourrait être le résultat d'une telle réflexion :

Un homme est assis à la table d'un café. La caméra nous montre le verre de pastis qu'on vient de lui servir. Il est clair que la présence de la boisson est une simple excuse, le véritable but de la caméra étant de nous montrer un homme inquiet plongé dans ses pensées.

Maintenant, la caméra centre toute l'attention dans le mouvement de la main de l'homme, comme si elle voulait l'aider dans son geste désespéré de saisir le journal qui l'attend sur la chaise à côté.

Le temps, comme s'il voulait suivre les clichés du cinéma français, s'efforce de former un épais rideau au moment où nous entendons en off une femme qui demande la permission de s'asseoir.

Le personnage suivant qui apparaît sur l'écran est un homme svelte, à l'apparence d'un mendiant, qui regarde fixement de l'ombre de ses sourcils broussailleux celui qui vient de lui ouvrir la porte.

Mais, la caméra, peut-être avec un malin plaisir de décevoir notre curiosité, se dirigera sur l'étendue aride de la plaine que le mendiant vient de traverser pour arriver à cette maison, au moment précis où nous nous attendions à découvrir le visage de l'homme de la maison.

Nous sentons maintenant en off imaginaire, que l'homme de la maison s'écarte, puisque la caméra, en un tranquille travelling allant de l'horizon lointain au plancher proche, nous montre la progression des pieds de celui que nous prenons pour un mendiant, en ignorant la présence de l'homme de la maison. Une fois les pieds du visiteur bien introduits dans l'entrée, la caméra se dirige vers le haut, jusqu'à la porte vitrée qui ouvre sur la bibliothèque, et là, grâce à un zoom, elle nous fait lire Fugite partes adversae, ut complexus non siat similis morti.

Mais, ces lettres s'estomperont vite à nos yeux et au lieu d'une proximité détaillée nous voyons maintenant un reflet dilué et lointain, tandis que peu à peu nous commençons à discerner les contours d'une ville. Cette fois-ci nous ne voyons pas de personnes -du moins pas en entier-, et la caméra, après s'être éloignée, se rapprochera pour nous montrer les mains d'un homme. Apparemment, il n'est pas jeune, mais il est habile de ses mains, en effet, il est en train de confectionner un petit chapeau avec des feuilles de maïs enroulées, étranger au bruit intense du claquement des calèches. Mais dans l'encadrement, nous apercevons aussi le bas de jupes, car la caméra, dans son parcours allant des mains du vieil homme vers l'extérieur, veut nous montrer l'entrée d'une large rue vide. C'est là que le spectateur a l'occasion de connaître le nom de la ville où la calèche est en train de rentrer, et tout en satisfaisant sa curiosité, il entend au loin le brouhaha d'une multitude révoltée. Les lumières éparses d'une pièce blanche et fermée remplissent soudain l'écran tout entier, et peu è peu, la caméra, comme si elle avait une difficulté pour fermer le diaphragme, va faire affleurer l'image d'un homme du fin fond d'un espace blanc sans fin. Cet homme est en train d'écrire, et au fur et à mesure que la camera s'approche, nous ne parvenons à distinguer que la marque Le Conquérant, car il nous a fermé le cahier au nez. Celui qui écrivait à l'instant, regarde maintenant la caméra sans se surprendre : subitement, les spectateurs, nous sommes devenus les observés, mais si nous réussissions à éloigner nos yeux de ceux qui nous regardent, nous apercevrions derrière l'écrivain un homme aux allures d'infirmier. Il tient une assiette de pois chiches à la main gauche et une cuillère dans la droite. L'écrivain nous tourne le dos et il s'est approché tout doucement de celui qui a l'apparence d'un infirmier. Mais la caméra ne nous montre que la table et, tandis que, à côté du cahier Le Conquérant nous voyons deux ou trois autres cahiers et un missel, nous entendons les bruits de la mastication étouffée de quelqu'un.

Par conséquent, moi je relativiserai aussi les catégories écrivain/traducteur. Je pense -et je le dis en toute humilité- que le traducteur est aussi en quelque sorte créateur, pas seulement créateur puis qu'il traduit, mais en faisant cela, il est obligé de créer une nouvelle pièce littéraire qui n'existait pas auparavant. De la même façon, l'écrivain est aussi forcément traducteur, surtout l'écrivain qui est capable d'écrire facilement dans les deux langues.

AL : Et même je dirais que l'écrivain monolingue est aussi traducteur : il devient le traducteur ou l'adaptateur des autres auteurs qu'il a lus : il est en train de recevoir ou de transformer ou encore, de renverser certains registres qu'il avait lus auparavant. Dans le fond, l'auteur fait exactement la même chose que le traducteur, à savoir, arranger quelque chose qui existe déjà. Il va sans dire que cette démarche est beaucoup plus patente chez l'écrivain basque, vu qu'il a lu la plupart des références littéraires du reste du monde en une langue étrangère, il est, pour ainsi dire, constamment forcé de traduire ces références. De nos jours, cette situation est en train de changer beaucoup grâce au travail extraordinaire des traducteurs qui mettent à notre portée de plus en plus de références de la littérature universelle, mais il y a 20 ans il n'y avait presque rien en la matière. Alors, dans une telle situation, il n'est pas étonnant que les idées les plus éclairantes surgissent dans l'esprit de l'écrivain en une autre langue.

Senez : Nous avons aussi la démarche contraire, à savoir, les traductions au basque. Il est curieux que dans la traduction de certains ouvrages de la collection de la Littérature Universelle on trouve un certain arrière-goût du dialecte labourdin[1] et que même, l'influence de ce dialecte soit parfois incontestable ; de plus, toutes ces traductions -et c'est là le plus curieux- ont été faites du français. Si nous prenons d'autres oeuvres à peu près de la même époque, il n'y a pas de traduction labourdine de l'anglais ou de l'allemand, mais il y a bien quatre ou cinq romans ainsi traduits du français...

AL : Même en dehors de la traduction, cela arrive aussi dans la littérature. Quand, dans un roman, on cherche à décrire une époque historique révolue, le plus normal est de recourir au dialecte labourdin ou, du moins, d'avoir très présente la référence de la tradition littéraire écrite en ce dialecte...

JG : Et cela mettra dans un grand embarras celui qui devra le traduire à l'espagnol. En effet, quel peut être en espagnol le registre comparable au labourdin classique ? C'est difficile : nous pouvons utiliser, tout au plus, un espagnol vieilli, mais ainsi nous nous rapprocherions du style d'un des auteurs anciens, d'autres registres déjà existants, jamais d'un dialecte précis. De toute façon, pour revenir à ce que nous disions avant, je ne suis pas du tout étonné de ces traductions labourdines de la Littérature Universelle: même le français le plus moderne porte implicitement une trace de la langue soutenue vieillie et la façon presque automatique de rendre cela en euskara est de recourir au modèle de langue soutenue et vieillie que nous avons dans notre tradition littéraire, en l'occurrence, le labourdin. Par ailleurs, la légitimité de cette solution automatique est assez discutable, car un euskaldun berri [2] qui n'est pas sensé connaître le labourdin, devrait pouvoir lire facilement les ouvrages de la Littérature Universelle.

AL : En tant qu'écrivain, la question du choix du labourdin étant ce qu'elle est, je peux dire que pour moi, dans mon système de représentation, dans mon propre imaginaire, la ville de Bayonne revêt bien plus d'importance : lorsque je dois construire notre passé ou notre histoire, compte tenu qu'il n'en existe pas de représentation littéraire ou cinématographique, c'est Bayonne qui me vient à l'esprit. C'est elle mon Moyen Âge, mon passé ; de plus, cette ville est très riche : elle a un port, il y a des juifs, le fleuve entre dans la ville, l'urbanisme... C'est très curieux, dans Otto Pette Bayonne n'apparaît pas, mais elle est présente dans la plupart de mes autres romans (Piztiaren izena, peut-être aussi dans Argizariaren egunak.

Senez : Vous avez dit tout à l'heure que, dans les travaux de traduction que vous avez menés conjointement, le traducteur a été associé au processus même de création. Il n'est pas très courant que la traduction soit intégrée dans ce processus, du moins ce n'est pas le plus habituel.

AL : Pour ce qui est de la première traduction, celle de Kapitain Frakasa (qui n'est pas encore publiée !), je ne sais pas très bien quelle a été son origine, peut-être à l'occasion d'un prix, c'était, certainement, une traduction dont nous avions besoin. Bien entendu, à cette époque nous nous connaissions déjà et il existait entre nous une certaine complicité, mais ce n'est que plus tard qu'elle s'est renforcée. Depuis des années je donne à Jorge tous les travaux que j'écris, qu'ils soient en basque ou en espagnol, pour qu'il les lise avant leur publication ; c'est ainsi que nous sommes arrivés à une grande complicité littéraire. Par exemple, avant d'entamer Argizariaren egunak j'eus de longues discussions avec lui, et je ne commençai à l'écrire qu'après avoir éclairci certains doutes ; il s'en suivit que le livre prit très vite une autre tournure et qu'il ne répondait pas du tout aux conclusions qui nous avions tirées de nos discussions, mais enfin... Ça c'est une autre histoire. Le fait est que, normalement, avant d'écrire et d'aborder la traduction nous avons déjà discuté littérairement pas mal de questions littéraires. Cela veut dire que pour l'heure, nous avons déjà résolu les problèmes à ce niveau et qu'il ne reste que les problèmes techniques de la traduction : surtout trouver le ton. À mon avis, le degré de qualité d'une traduction réside dans le ton.

JG : De toute façon, le traducteur ou comme moi, celui qui rend en espagnol, ne peut facilement éluder les problèmes techniques de la traduction. En effet, le système de phrase qu'emploie Anjel Lertxundi, bien qu'il soit tout à fait approprié, rend assez difficile la traduction à l'espagnol. Son système d'enchaînement, le système pour agencer la chaîne logique et la chaîne syntaxique est très particulier, surtout dans le domaine de l'introspection. L'espagnol, de part la présence de micro-éléments, de l'utilisation de prépositions, etc., présente une difficulté ajoutée. Nous avons dit plus haut que l'espagnol offre des avantages pour trouver le registre, mais dans le domaine de la syntaxe, il me semble, au contraire, que cette langue est très limitée. Je peux donner un exemple qui revient souvent dans le dernier roman : la locution eta hori [3] qui en basque n'est pas de coordination, introduit quelques fois l'idée de conséquence. Cela ne suppose aucun problème en euskara et nous l'employons dans ce sens, même à l'oral ; elle permet des enchaînements logiques tout à fait différents. Mais, en espagnol, la plupart du temps, on se retrouve à court de solutions : si vous mettez un simple « y », vous restez trop près de la coordination banale, d'un enchaînement logique trop enfantin ; vous pouvez aussi couper la phrase et en faire deux en espagnol ; vous pouvez enfin utiliser « ya que, porque », en introduisant l'idée de l'explication... Mais finalement, vous vous rendez compte qu'en faisant cela, vous ignorez une des caractéristiques les plus importantes du style de l'auteur. Le discours doit suivre son chemin d'une façon précise et toutes les coupures (c'est à dire la coupure de l'enchaînement ) créent de grands problèmes, vous restez vraiment démuni. Aussi, comme je n'ai pas trouvé de solution définitive, j'ai fait ce que j'ai pu dans chaque cas, toujours en essayant d'éviter les coupures, dans la mesure du possible. J'ai changé l'ordre des mots, je n'ai pas utilisé les micro-éléments (en mettant des virgules, par exemple), j'ai fait des ellipses... De même, le système des ellipses est très différent d'une langue à l'autre car l'ergatif basque facilite bien de choses. Finalement, dans le roman Argizariaren egunak lorsque je me suis trouvé face à un de ces paragraphes problématiques je l'ai traduit plusieurs fois, je l'ai écrit tout entier, et le lendemain je l'ai relu : la plupart du temps je finissais par réécrire tout le paragraphe. Chaque fois que ces problèmes d'enchaînement sont survenus, j'ai toujours senti que je devais laisser refroidir la solution que je leur avais trouvée, c'est à dire que si vous gardez trop près de votre vue ou de votre esprit la référence basque, vous en êtes conditionné. Dans ces cas, il vaut mieux lire simplement la référence espagnole dans le cadre de sa logique et à partir de là, essayer de trouver des solutions. Pour finir et en résumant, si, à un moment donné, nous avons pensé que nous aurions moins de mal à réviser et corriger la traduction de Argizariaren egunak que les traductions précédentes, je crains maintenant que ce ne soit le contraire, justement à cause de ces enchaînements logiques.

Livres cités

- Anjel Lertxundi -

(1994) Otto Pette: hilean bizian bezala. Irun, Alberdania. ISBN 84-88669-11-9.

(1995) Kapitain Frakasa. Donostia, Erein. ISBN 84-7568-359-2.

(1996) Azkenaz beste. Irun, Alberdania. ISBN 84-88669-36-4.

(1996) Las últimas sombras (Otto Pette). Barcelona, Seix Barral. Traducteur: Jorge Gimenez Bech. ISBN 84-322-4761-8.

(1998) Argizariaren egunak. Irun, Alberdania. ISBN 84-84-88669-59-3.

(1999) Un final para Nora. Madrid, Alfaguara. Traducteur: Jorge Gimenez Bech. ISBN 84-204-2994-5.

- Arturo Pérez Reverte -

(1996) El Capitán Alatriste. Madrid, Alfaguara. ISBN 84-204-8353-2.

(1998) Alatriste kapitaina Etxebarria. Zubia-Alfaguara. Traducteur: Xabier Iaben. ISBN 84-8147-286-7.

- Peter Sloterdijk -

(1998) Extrañamiento del mundo. Valencia, Pretextos. Traducteur: Eduardo Gil Bera. ISBN 84-8191-213-1.


Note : Cet article fut publié en langue basque dans Senez 21, 1999.

1. Dialecte labourdin : un des dialectes littéraires de l'euskara dans lequel ont été écrites la plupart des œuvres classiques du XVIe et XVIIe siècles. NdT

2. euskaldun berri: personne pour qui le basque n' est pas la première. NdT

3. La traduction littérale de eta hori est et cela. NdT.