Traduction et normalisation linguistique
Jesus M. Zabaleta

Traduction : Ekaitz Bergaretxe

Avant d'entrer dans le vif du sujet, je veux signaler que je n'ai trouvé aucune bibliographie sur laquelle m'appuyer pour traiter ce sujet, du moins aucune qui ne traite directement et globalement d'une situation comme celle que nous connaissons. C'est pourquoi je n'ai pas osé avancer de théories et j'ai essayé de faire un status quaestionis. Il s'agit d'un questionnement, une réflexion sur la situation, une tentative d'organiser les informations sur le sujet, savoir si on peut en penser quelque chose, dans l'intention de définir le point de départ de cette pensée. En effet, si la traduction a quelque chose à voir dans la normalisation de la langue, et il semble qu'elle l'ait, c'est un sujet à prendre avec des pinces.

L'actualité du sujet ne fait aucun doute, si on en croit ce qu'on entend dire sur les dommages que causerait à divers secteurs de la langue basque (l'euskara) le fait d'avoir recours à la traduction. Ainsi, on a entendu dire par plus d'un traducteur de l'administration, que les textes administratifs ne doivent pas être traduits, et que les erreurs de basque que l'on trouve dans ces traductions sont dues au fait que le texte a été traduit. On a entendu dire la même chose sur l'euskara qui est utilisé dans les moyens de communication ; et de même pour certains types de littérature. Si j'ai cité l'administration, les médias et la littérature, c'est parce que ce sont les domaines les plus traduits en euskara au Pays Basque, et parce que ce sont ceux où le résultat est le plus visible.

Il y a sûrement, dans tous les domaines où on a recours à la traduction, des discussions et des jugements sur la valeur de ces traductions, et on trouve dans tous les domaines des attitudes têtues et obstinées, pour ou contre. Mais encore, d'un domaine à l'autre, d'une situation à l'autre, fut-elle bonne ou mauvaise, la traduction a des conséquences différentes sur la langue, et il convient donc de faire la différence. Il convient aussi de séparer et d'identifier les facteurs qui font qu'une traduction n'a pas les mêmes effets dans certains domaines et dans d'autres.

Il est prudent de considérer qu'une traduction peut se faire de plusieurs façons, parmi les différents niveaux existants entre le bon et le mauvais. En plus, on a souvent tendance à appeler traduction des activités qui n'en sont pas, bien qu'elles aient quelques chose à voir avec elle à plus d'un égard. Souvent, le mot traduction devient injure ou condamnation en signifiant quelque chose contraire à l'utilisation normale de la langue : traduction = contamination. Et, la normalisation étant le processus qui mène une langue qui se trouve dans une situation anormale vers une situation normale, avouons qu'il est bon de se souvenir, que la dénonciation de nombreuses tentatives de renouvellement et d'actualisation de la langue en est réduite à ceci : Traduction !

La situation « normale »

Pour terminer cette introduction, et afin de ne laisser aucun doute, le mot normalisation mérite une petite critique. Il faut le relativiser.

Lorsqu'il s'agit d'une langue, normalisation peut s'utiliser dans quatre sens différents :

a) tout d'abord, la normativisation qui consiste à établir des règles d'utilisation formelle et publique de la langue, à tous les niveaux : la grammaire, l'acceptabilité et l'utilisation sociolinguistique.

b) deuxièmement, un sens qui a trait à la normativisation mais qui n'en est pas : que l'utilisation de la langue dans une population donnée soit capable de développer l'utilisation de tous les types de messages et de contenus culturels. En fait, que la société puisse trouver dans sa langue le moyen de communication adapté à la transmission de ses contenus culturels. Elle doit comprendre toutes les sous-variétés qui composent la langue : les niveaux de langue (poétique, littéraire, écrit courant, familier, vulgaire) et les domaines d'utilisation (les spécialités dans l'utilisation écrite et la vie publique ou l'argot).

c) Troisièmement, que les locuteurs d'une langue aient une connaissance normale de la langue ; que les locuteurs aient une compétence linguistique normale dans une langue donnée. C'est-à-dire l'ensemble de la population ; même si certains sous-groupes de cette population, du fait de leur statut social et linguistique propre, ont une meilleure connaissance de la langue que d'autres ; chose somme toute normale. Tous les niveaux de diglossie d'une langue, donc, et si l'utilisation des variétés de la langue est socialement répartie et structurée. Rappelons, à titre d'exemple, le cas des enseignants et des hommes politiques : dans toutes les sociétés on leur reconnaît une plus grande habileté linguistique. Qu'est-ce qu'il parle bien ! Parfois cela veut dire que la personne maîtrise plusieurs registres de langue ; d'autres fois qu'elle maîtrise des registres qui ne sont pas ceux de certaines catégories de la société, c'est-à-dire, le langage et le registre linguistique qui identifie une classe ou un rang social, d'où l'étrangeté et l'admiration. En somme, il s'agit de normalisation de la compétence linguistique sociale, dans toute sa complexité.

d) La quatrième acception de normalisation est de l'ordre de la territorialité de la langue : que la population qui habite dans un territoire donné soit homogène en ce qui concerne la langue, même si ce n'est pas dans sa totalité mais presque. Cette homogénéité ne suppose pas que ce qui a été dit dans le paragraphe précédent n'a plus aucune valeur ; cela veut dire que l'activité linguistique de cette société est structurée autour d'une langue, et que c'est dans cette langue que se différencient les attitudes dictées par le statut social ; cela sous-entend aussi que la quasi-totalité de la société est unilingue, même si les membres de cette communauté, pris individuellement, sont plurilingues. Il est, en effet, courant que si ce n'est l'ensemble de la société, du moins une grande partie se trouve dans ce cas. Qui pourrait croire que la situation du hollandais ou du suédois, dans leurs territoires respectifs, n'est pas normale, même si une grande partie de la population connaît relativement bien une ou deux langues étrangères ?

Les quatre paramètres que nous venons de voir, sont d'ordre synchronique : comment sont réparties, à un moment précis, la connaissance et l'utilisation de la langue dans une population donnée. Pour savoir si une langue a une situation normale dans un lieu donnée, il faut aussi intégrer des paramètres diachroniques, car l'utilisation de cette langue a besoin de tradition. Il s'agit de cas où, on a pu répondre, avec cette langue, aux besoins de la société, à un moment donné de son histoire. En effet, la langue, tout comme la société, n'est pas quelques chose de statique, d'immuable, car ce n'est même pas une chose.

Ces paramètres diachroniques peuvent difficilement être globaux, relatifs à la langue dans sa totalité, comme s'il s'agissait de paramètres d'une langue ressuscitée. Ce pourrait être le cas de l'hébreu, mais du fait de sa globalité, il s'agit plutôt dans ce cas d'un manque de tradition. Parmi d'autres exemples nous pourrions donner quelques pidgin, mais l'information que nous avons réunie ne nous permet pas de savoir s'il y a eu des traductions dans ceux-ci.

C'est pourquoi nous ne tiendrons pas compte ici du manque de tradition d'une langue, car ce n'est pas notre rôle, et nous en resterons donc à l'étude d'autres aspects.

Nous avons cité quatre instruments de mesure, et, brièvement, nous allons voir quatre paramètres, en laissant de côté la normativisation, car la traduction, telle qu'elle nous concerne, c'est-à-dire qu'elle peut être écrite, ne peut être faite sans une normativisation préalable (autre chose est de savoir comment est faite cette nomativisation, comment elle est acceptée par la population, et d'autres problèmes de ce type) :

a) Ouverture d'utilisation de la langue à tous les sujets de communication utilisés dans une société.

b) Utilisation multi-sectorielle de la langue à tous les niveaux de la société.

c) Homogénéité dans l'utilisation de la langue par la population d'un territoire donné.

d) Une vision rétrospective de l'utilisation de cette langue, comme elle a été vue dans les trois points précédents.

La traduction dans une situation linguistique normale

Dans une situation normale telle que nous l'avons décrite dans les paragraphes précédents, la traduction remplit surtout un rôle de communication. En ce sens, dans une société donnée, elle peut être à l'origine d'un rapprochement des communications culturelles. Or, ces effets sont souvent incommensurables : prenons, par exemple, l'influence qu'ont eu la religion catholique et la philosophie classique en Occident, l'Islam en Afrique et en Asie, le bouddhisme et le confucianisme en Extrême Orient, et l'influence qu'ont eu par la suite les mouvements philosophiques occidentaux dans les autres pays (le marxisme). Ces mouvements culturels, qui n'avaient pas qu'un simple contenu religieux et philosophique, ont eu, et ont toujours, des effets remarquables sur la langue. On trouve de nombreux exemples de cela dans n'importe quelle lexicographie.

On peut cependant dire, en général, que, même s'il y a eu une contamination linguistique, cette contamination a été limitée au lexique. Au plus, elle s'est limitée à quelques calques, sans vraiment changer les structures grammaticales et d'usage. Elle n'a pas, non plus, provoqué de véritable rupture entre le passé et l'avenir, pas plus que dans une diachronie normale de la langue. La langue ne s'est donc pas transformée au point de perdre son apparence.

La langue arabe a puisé toute sa terminologie médicale et artistique dans le grec, par des traductions et des emprunts, mais elle est demeurée arabe.

Une bonne partie du lexique castillan provient de l'arabe, sans compter celui qui est une évolution du latin, et une autre bonne partie, celle qui concerne la terminologie scientifique moderne, provient de la terminologie internationale plus que du grec. Mais tout ceci n'a pas changé la nature latine du castillan.

De nos jours, en ces temps de contact, de frottements entre les langues, et de grande diversité, les exemples d'emprunts et de calques entre les langues ne manquent pas. Ce phénomène est presque systématique dans la terminologie scientifique, mais il y a bien d'autres domaines où l'influence des langues étrangères se fait sentir. Voyez le cas insolite du rockeur le plus bourgeois et de l'anglophonie -si ce n'est, la plupart du temps, la xénoglotophonie- que lui suscite son anglophilie.

L'anglais et le russe ont bien puisé dans le lexique français, mais ils continuent à être respectivement germanique et slave. Cela étant, le cas de l'anglais est quelque peu particulier, car cette langue n'a pas toujours connu une telle expansion, et de nombreux emprunts ont été faits au français dans ses débuts.

Dans de tels cas la traduction peut être bonne ou mauvaise ; et là, ça peut être l'affaire du traducteur : ses connaissances théoriques, son niveau de connaissance de sa langue maternelle, son niveau d'habileté. Si elle est bonne, la traduction, peut servir à véhiculer les apports culturels, mais en plus, elle reflètera mieux la connaissance de la langue cible.

Mais la traduction, même si elle est mauvaise, ne changera jamais la structure de la langue, parce que -et c'est là sans doute le plus important- le récepteur du message a une compétence linguistique qui lui permet de juger si la traduction respecte ou pas la grammaire de la langue, si elle est en accord avec les règles d'usage et sociolinguistiques (comme vous pourrez le voir dans un autre article de ce numéro de Senez. Cf. MENDIGUREN, X. Itzulpen Kritikaz), et ce, même sans savoir que le texte a été traduit. Le récepteur du message dans la langue cible, s'il a une compétence linguistique normale remarquera facilement l'étrangeté du texte traduit, et la plupart du temps, il dira qu'il s'agit d'un texte traduit.

A titre d'exemple, il suffit de se souvenir des films « caribéens », voire portoricains des premières heures de TVE (Televisión Española), criblés de calques anglais qui donnèrent lieu à de nombreuses imitations humoristiques.

C'est le cas, actuellement, de la traduction de la littérature japonaise, si ce que dit Daniel Gile, dans le commentaire du livre de Tadao Yokoi, Gooyaku akuyaku no byoori (Pathologie des fautes et maladresses dans la traduction) (Meta Vol. 30 N° 2, Juin 1985), est vrai : "Au premier abord on est un peu surpris : l'auteur semble s'adresser à des apprentis-traducteurs pour leur expliquer les principes de la traduction, plutôt qu'à des professionnels tels que nous les connaissons en Occident, pour critiquer leur pratique du métier. C'est du moins ce que l'on est amené à penser quand on voit les fautes qu'il présente : il ne s'agit nullement de choix peu élégants ou erronés dans la restitution d'une idée complexe, mais de fautes de compréhension élémentaires (...) et d'une absence absolue de méthode, le mot à mot étant roi".

Les mauvaises traductions, n'existent donc pas uniquement chez nous. Cependant, une mauvaise traduction c'est déjà mieux que rien, tant qu'il n'y a pas d'autre moyen de faire connaître le contenu d'origine, et en plus, elle ne risque pas de modifier la langue.

La traduction mot à mot, parce qu'elle est remplie de calques, doit forcément perturber la langue cible. Cela n'empêche pas que le Japon a une littérature autochtone riche et très valable.

Ainsi, dans de telles situations, comme nous l'avons vu ici et comme le répètent les livres sur la théorie de la traduction, la traduction est le seul moyen de s'approprier des contenus culturels qui sont étrangers à un pays qui ne parle que sa langue. La traduction doit poursuivre les objectifs que lui fixe la théorie dans les situations normales, et rien de plus. N'oublions pas que ces théories ont été généralement faites par des traducteurs et des théoriciens de langues normalisées.

Les théoriciens de ces langues, limiteront les critères de traduction d'œuvres littéraires à ce seul domaine. Ils ne se sentiront nullement gênés, lorsqu'ils n'en demanderont pas tant, au niveau grammatical dans la langue cible, pour des traductions dans d'autres domaines, et craignant le calque ou la traduction mot à mot, l'objectif de la traduction n'était autre que de restituer, dans la langue cible, le contenu du texte d'origine.

On pourrait citer l'article pour le moins polémique de Julio Calonge, Sobre la traducción de obras científicas y obras literarias, paru dans le livre La traducción : Arte y técnica, mentionné dans ce numéro de Senez.

Le traducteur qui traduit dans une langue non normalisée a d'autres préoccupations, car comme nous le verrons par la suite, son travail pourra avoir une influence bien plus importante sur la survie de la langue.

Les situations anormales

Les situations linguistiques passagères, où se produisent des changements linguistiques, peuvent être de cette nature à cause de nombreux facteurs. Ici, en revanche, en ce qui concerne la traduction et l'influence qu'elle peut avoir, nous distinguerons trois types de situations parmi tant d'autres :

a) les situations qui, par manque de tradition, ne sont pas normales dans quelque domaine que ce soit de l'utilisation de la langue.

b) Les situations qui sont anormales pour ceux qui manquent de compétence linguistique sociale.

c) Les situations qui, par un manque de territorialité définie, n'arrivent pas à une normalisation.

(Remarque : dans ce numéro de Senez nous ne traiterons que du premier de ces trois points).

Les situations dues à un manque de tradition

De nombreux cas peuvent être traités dans ce point, et la façon dont la situation conditionne la traduction ainsi que l'influence que peut avoir la traduction sur la langue ne se produisent pas de la même façon dans tous les cas.

On peut, cependant, diviser ce manque de tradition en deux groupes :

1. Le manque de tradition dans les modes de transmission du message, et

2. le manque de tradition des messages quel que soit le sujet.

Dans les deux cas, il y a une coïncidence historique dans les raisons qui expliquent cette situation. S'il fallait expliquer d'une autre façon la situation dont nous parlons, nous devrions parler d'un effet de décalage entre les besoins et les ressources linguistiques. Autrement dit, à un moment de l'histoire, la culture qui donnait forme à la vie de ce pays a connu un développement différent et beaucoup plus important que sa langue. Ainsi, dans de nombreux domaines, elle a subit —au moins— la supériorité culturelle d'un autre pays.

1. Le manque de tradition dans le mode de transmission du message

C'est souvent un problème d'agraphie de la langue, mais il peut être d'une autre nature. En guise d'exemple, jusqu'à récemment, les messages en basque n'étaient pas transmis par la télévision, et au début de leur transmission ça interpellait le téléspectateur, le moyen de transmission ayant sa part de responsabilité (les responsables de la chaîne ETB nous disaient, lorsqu'ils vendaient le projet, que c'était bizarre de voir le noir de « La croisière s'amuse » parler en euskara).

Certains modes de transmission réduisent considérablement le message oral en ayant recours à des compléments comme les gestes et l'intonation. Le fait de ne pas avoir l'interlocuteur en face de soi (conversation téléphonique) réduit la compréhension : c'est bien connu des nouveaux bascophones.

Le langage écrit, quant à lui, évince l'intonation dans la transmission du message et doit donc utiliser d'autres moyens pour que le producteur du message puisse exprimer entièrement sa pensée.

Il y a aussi une grande variété dans les cas des langues uniquement orales qui sont devenues langues écrites. Car certaines peuvent avoir été exclusivement orales, d'autres qui n'ont pas de tradition écrite dans quelques domaines, même si les messages relatifs à ce domaine sont courants dans la langue.

Dans ce dernier cas, les messages se structurent et se répartissent par niveaux selon les langues. Le cas le plus connu est sans doute celui de l'anglais, du moins à certaines époques de son développement ; on sait, par exemple, qu'on utilisait trois langues dans l'administration : le latin d'abord, pour la codification de l'administration, pour les aspects réglementaires, législatifs etc., une langue fossile et inaliénable, comme le demandait la prétention perpétuelle de la loi ; en second lieu le français, puisque c'était la langue de la Cour ; et troisièmement l'anglais pour faire savoir ce qu'ils devaient savoir aux administrés ignorants. Et c'est un phénomène relativement répandu : "The dichotomy of spoken and written language use in law is an ancient one and has existed for a long time both in Christianity and Islam. In Christendom both canon and civil law were codified in Latin, which was variously used for national purposes until the Renaissance, but for international much later. In Islam the diglossia persists, since the H variety is always Quranic Arabic, whilst the L variety can be an Arabic Colloquial, or any African language. (C. M. B. Brann : A socio-linguistic Typology of Language Contact in Nigeria : the Role of Translation, Babel, 1/1981 Vol. XXVII, page 9)".

Dans les deux cas que nous venons de citer, les premiers sont les plus courants, et ceux où la traduction a beaucoup à voir. Le cas le plus connu et sur lequel il y a un grand nombre de documents, c'est celui de certaines langues de l'ex-URSS. Il y a, en effet, plus de quarante langues là-bas, qui ont connu l'écriture et l'alphabet après la révolution de 1917.

Le cas des langues du Nigeria est aussi un exemple intéressant. Il y a, dans ces deux groupes de langues, beaucoup de coïncidences concernant leur développement respectif et sur le rôle qu'a joué la traduction.

Dans un premier temps on procède à des recueils folkloriques dans chaque langue et chaque communauté, et on les traduit dans la langue dominante. Dans le premier cas on traduisait en russe et dans le second en anglais. La peur de perdre toutes les valeurs traditionnelles d'une culture en même temps que sa langue est souvent comprise comme une culturation ou une a-culturation : "when an old man dies in Africa, it's like a whole library burnt down". (Unionman Edebiri : Literary translation in Nigeria, Meta XXVIII, 1, page 24).

Plus tard, ces exolectes, ces langues étrangères devenues dominantes, surtout dans les états multinationaux, deviennent des agents d'union et de soutien à ces états. En URSS, le russe à servi d'entonnoir pendant de nombreuses années ; les contenus culturels des autres nations étaient traduits, dans les différentes langues de l'URSS, via le russe.

En ce qui concerne le Nigeria, C. M. B. Brann nous dit : "The role of English in Nigeria is that of a metalect, or link language. Politically, it has been the language through which the independence and nationalist movement has found expression, and as an instrument of federal centralisation it remains indispensable. But, the domains it covers are exclusively public, in contradistinction to the techonolects, whose domains of usage are exclusively private". Et l'arabe tient le rôle de la langue religieuse, comme le latin dans d'autres endroits : "The Muslim belief in the sanctity of the Holy Quran in its original Arabic, however, has prevented the translation of the text into Nigerian languages. Only now does a more liberal interpretation allow of translation into the 'vernaculars' Hausa and Yoruba" (C. M .B. Brann ; ibidem).

Mais dans de tels cas, lorsque ces langues sont en voie de normalisation et pas en voie de disparition, on arrive vite à combler ces lacunes traditionnelles. Et, dans de nombreux cas, la traduction a eu beaucoup à voir dans cela. Les traductions bibliques ont souvent été les premiers écrits dans de nombreuses langues ; les cas les plus connus sont ceux des langues slaves, mais il y en a d'autres : "No sooner did they complete work on the Armenian alphabet, than Mesrob Mashtots and Sahak Partev engaged in the translation of the Bible (405-409) from the Siriac. Later, in the decade 430-440 Sahak Partev, Mashtots and his disciples revised their translation from the Siriac in the light of the Greek translation of the Septuagint". (Levon Mkrtchyan : «To know Wisdom and Instruction», Babel, 1/1979, Vol. XXV, page 21.).

En plus, on a reconnu l'importance de ces traductions. "The exceptional importance of translators' work for the development of the national culture was fully appreciated in Armenia already in the 5th century, when translators were canonized, and when Tarkmanchan Ton —Translator's Day— was observed as a national festival" (ibidem)

De nos jours, il existe des langues qui se sont normalisées de la sorte, même si les domaines de communication qui doivent être normalisés sont plus étendus qu'alors. Ces tâches sont encore souvent assurées par des traductions dans les domaines de la littérature, de la communication et de l'enseignement. En ce qui concerne la traduction littéraire, il arrive fréquemment que, la littérature orale traditionnelle qui avait à l'époque été traduite dans la langue de la puissance coloniale (les mythes notamment), soit retraduite dans la nouvelle forme écrite de la langue maternelle.

Or, pour ces premières traductions, on était généralement confronté à de sérieux problèmes —parce que les personnes sachant écrire sont souvent aculturées dans d'autres langues— surtout jusqu'à la constitution d'un groupe d'écrivains sachant écrire la langue locale, qu'ils aient une pratique suffisante de l'écrit, et qu'un modèle de langue écrite soit mis en place : "Thus there is a great need for literary translation from English and other foreign languages into Nigerian indigenous languages, but more particularly from one indigenous Nigerian language into another. Unfortunately, some factors militate against it. The first major is, in fact, that most educated Nigerians are themselves not fluent in the written form of the indigenous languages" (Unionmwan Adebiri, op. cit.).

2. Le manque de tradition des messages quel que soit le sujet

Dans une population unilingue, la traduction si elle doit avoir, d'une façon homogène, ou presque, une influence sur le développement de cette langue, cette influence s'exercera dans trois domaines : l'enseignement, les moyens de communication et la littérature. Il y a bien d'autres domaines qu'il faudrait signaler si nous parlions de la situation du Pays Basque en particulier. Et cela nous amènerait loin, car notre problème ne se limite pas à la langue.

Nous avons beaucoup parlé entre nous, de l'influence qu'avait la langue de l'enseignement en dehors du système éducatif. D'autres aussi font le même constat : "As the language of the colonial master, English also enjoyed tremendous prestige outside the school system. It had an important role to play in determining professional success or advancement as well as an individual status. Consequently, Nigerians felt compelled to pay more attention to it than to their own languages. As a result, educated Nigerians could hardly speak their own languages without interspersing them with some English words or phrases" (ibidem).

On pourrait dire la même chose sur l'influence des médias. Cependant, les deux sont très liés, surtout lorsque leur langue est étrangère. N'oublions pas ce que dit E. Simpson : "One obvious danger resulting from the reliance on European languages in West Africa is that these languages create cultural alienation. Much of what is transmitted through foreign language education may in fact go against the grain of the people's culture" (op. cit.).

La traduction ne fait pas disparaître cet effet sur la culture, mais elle présente quand même un autre risque : "For many of those who cannot read or who do not understand English, translation is a major means of information in Nigeria. But this in itself is another risk, since the language of translation is not always the most natural one" (ibidem). Le risque que met en avant Simpson, celui du modèle linguistique, ne présentait pas de danger lorsque la base sociale de la langue était normalement structurée.

Lorsque nous avons parlé de populations ne sachant pas écrire, elles ne savaient vraiment pas écrire. Elles étaient dans une situation d'homogénéité même si elles vivaient avec un profond retard qui était dû à l'ignorance de l'écrit.

Lorsque nous en sommes venus à traiter le sujet de l'anormalité dans le manque de tradition selon les domaines, nous avons perdu l'homogénéité dans l'utilisation de la langue par la population. Les fonctions quotidiennes de cette population sont divisées au moins en deux, parce que la société elle-même est ainsi divisée, dans un système de partage des pouvoirs ; et, dans les deux, l'utilisation de la langue est fonctionnelle et individuelle. Il faut le souligner, parce que l'utilisation linguistique d'une telle population peut être diverse, objectivement, mais une d'elles sera uniquement hiérolecte, comme l'a été le latin pour nous. Le hiérolecte n'a pas de fonction de communication ; sa fonction est uniquement rituelle, magique : il peut être utilisé sans être compris.

Les traces qu'ont laissé les hiérolectes dans les langues sont presque toujours d'ordre lexical.

Nous pouvons donc dire que la traduction a autant de probabilités d'être mauvaise dans le groupe a que dans le groupe b. Mais nous pouvons aussi dire que plus la langue sera minoritaire plus l'effet d'une mauvaise traduction sera préjudiciable et qu'il faudra la faire avec plus de précautions.

Le modèle linguistique propre à chaque domaine, surtout ceux où il y a des lacunes, devront être traités avec plus d'attention selon que le manque de tradition sera profond et vaste.

Nous voyons bien quel est, dans une telle situation, le risque pour une langue minoritaire d'être dépendante de la langue triomphante. La dépendance s'exerce par rapport à cette langue et pas par rapport aux autres : "One serious implication of this last point, and it also touches on some of what has preceded, is that Africans are not trained to translate from African languages into other African languages. In other words, translation has to pass through the medium of the foreign, European language. The result of course is that the affinity between these local languages cannot be fully appreciated and exploited" (ibidem).

La langue étrangère devient la mesure, le référent. Dans ce contexte, le puritanisme est à mettre entre parenthèses, car lui aussi est dépendant.


Note : Cet article fut publié dans Senez, 3, 1985.