L'exemple flamand
Maurice Voituriez

Parler à un auditoire basque d'un exemple flamand ne signifie pas que le problème et le combat linguistique des Flamands de Belgique et de France soient transposables tels quels de l'autre côté des Pyrénées.

Il existe en effet des différences importantes:

1) Le néerlandais, langue officielle de la Flandre belge, est une langue germanique.

2) Le néerlandais est la langue officielle d'un pays voisin de la Flandre, à savoir les Pays-Bas. Il est encore parlé sans être reconnu comme langue officielle en Flandre française.

3) Le néerlandais est en Belgique la langue majoritaire. Le quotidien belge au tirage le plus important est le "Standaard" néerlandophone.

Par contre, il existe des ressemblances:

1) Comme le basque, le néerlandais n'a acquis droit de cité en Belgique qu'après un siècle de luttes et le bilinguisme n'y est devenu un fait réel que vers 1930, soit environ un siècle après la naissance de l'Etat belge.

2) Les Basques, comme les Flamands et comme les Canadiens Français (ou les Suisses), se trouvent en contact permanent avec une culture différente et d'une langue d'une autre famille. C'est l'espagnol pour les Basques, c'est le français pour les Flamands: la capitale, Bruxelles, est bilingue (mais avec prédominance de fait du français); la Wallonie ou la France ou les deux à la fois sont proches. La télévision française ou francophone pénètre dans tous les foyers. Ce n'est pas toujours une pénétration culturelle il s'en faut!, mais c'est une influence constante.

Dans le concret, cette influence se fait sentir dans le langage de chaque jour. Le néerlandais de Belgique est fortement impregné de gallicismes, particulièrement dans le langage parlé et dans les régions-frontières. Or la moitié des villes flamandes sont des villes-frontières, ou presque: Gand, Anvers, Courtrai, Hasselt, Bruges. Certaines ont même été françaises pendat plus ou moins longtemps. Non seulement la langue, mais aussi les moeurs s'en ressentent.

La lutte des Flamands de Belgique a cependant été couronnée de succès. C'est là qu'on peut parler d'un exemple flamand. Il existe par contre ce que j'appelerai un contre-exemple flamand. C'est celui de la France française.

Cette partie de la France actuelle était sous Charles-Quint la limite des Pays-Bas méridionaux. Après la Paix d'Arras elle revient à l'Espagne, avec le reste des Pays-Bas méridionaux. Le Traité des Pyrénées, celui de Nimègue modifieront sous le règne de Louis XIV les frontières. Plusiers villes changent de main. C'est le traité d'Utrecht qui fixera en 1708 et jusqu'à maintenant les frontières du Nord de la France. Retenons que des villes comme Lille, Douai, Bailleul, Cassel, Bergues où l'on parlait totalement ou partiellement le flamand, où on l'enseignait et où on l'écrivait vont être progressivement francisées.

Sous les Rois de France, certaines particularités seront reconnues et certaines franchises concedées. Cependant des 1663 Louis XIV décrète le français langue obligatoire pour les tribunaux à Dunkerque et à Bourbourg. Le processus d'aliénation est en marche. La Révolution française ne fera que l'accélerer. Les provinces disparaissent. La France et l'Artois deviennent les départements du Nord et du Pas-de-Calais. Le Premier Empire n'est guère plus favorable aux particularismes, d'autant plus qu'il a annexé les Provinces des Pays-Bas Catholiques, c.à.d. grosso modo de la Belgique actuelle pour en faire des départements français.

Les régimes se suivent et ne se ressemblent pas, sauf en un point: le centralisme s'accentue, les langues régionales sont en butte à la méfiance du Pouvoir. Le flamand était enseigné dans les Ecoles Catholiques, mais au XIXe siècle, avec Jules Ferry, l'Etat prend en mains l'enseignement public et obligatoire et aucune autre langue que le français n'est admise dans les écoles de l'Etat. L'enseignement privé emboîte le pas.

Trois siècles de francisation, mais aussi il faut le dire des épreuves vécues en commun avec le reste de la France, l'attraction exercée par Paris, tout cela fait que la conscience d'appartenir aussi à une autre Communauté, les Pays-Bas, s'est presque éteinte en cette région.

Pourtant l'avènement du Marché Commun, la disparition preogressive des frontières, la rapidité des communications ont ravivé en Flandre française le sentiment d'une identité propre et d'une solidarité de fait avec les voisins du Nord. Sur le plan linguistique, l'intérêt pour la langue néerlandaise s'est accru et pour supléer aux insuffisances de l'enseignement officiel, des cours privés ont été mis en place. Une radio libre, "Radio Uylenspiegel" diffuse notamment à Cassel des émissions bilingues. Mais, on est bien loin d'un bilinguisme officiel. C'est pourquoi on peut parler du moins jusqu'à maintenant d'un contre-exemple.

En ce qui concerne l'évolution en Belgique, elle est toute différente: Nous ne ferons pas ici un cours d'histoire de ce pays qui, en tant que tel, n'existe que depuis 1830. Les Pays-Bas Meridionaux ou Catholiques étaient tombés après 1815 sous la domination hollandaise. Quinze ans après, ils prenaient leur indépendance et dans le nouvel Etat Belge l'influence francophone était prédominante. A titre anecdotique: c'est un Français qui écrivit les paroles de son hymne national "La Brabançonne". Le régime précédent avait certes voulu favoriser le néerlandais, mais en respectant la liberté linguistique. Le nouveau régime s'empressa d'entériner celle-ci qui jouait en faveur des francophones de Flandre et des Wallons, confirmant la formule célèbre de Lacordaire: "Entre le faible et le fort, entre le pauvre et le riche, c'est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit".

Un certain nombre d'intellectuels flamands voulurent réagir et reçurent l'appui du Roi Léopold Ier, qui ne voulait pas voir son pays totalement francisé: le fonctionnaire Jean-François Willems notamment, qu'on a appelé le père du Mouvement Flamand. En 1838 paraissait en néerlandais le roman historique Le lion des Flandres, qui connut un énorme succès et est encore considéré comme une oeuvre classique.

Une particularité du Mouvement Flamand est l'appui que lui apporta le petit clergé, tant en Flandre belge que à un moindre degré en Flandre française. Un nom est resté célèbre, celui du prêtre et poète Guido Gezelle. Un siècle plus tard deux autres prêtres et écrivains, Cyriel Verschaeve en Belgique, et Jean-Marie Gantois en France, devaient militer pour la Flandre, mais se retrouver en 1945 dans le camp des vaincus.

Cette participation du clergé devait avoir une influence sur le Mouvement Flamand, à savoir: en général, une méfiance aussi grande envers les Pays-Bas calvinistes qu'envers la France, symbole de la libre-pensée (Nous schématisons). D'où l'affirmation, face aux deux pays, d'une culture propre. D'où le peu d'écho rencontré par les thèses favorables à une nouvelle annexion aux voisins du Nord.

A noter aussi, en passant, le fait que l'Eglise de Flandre sera à l'avant-garde du combat linguistique. On ne prêchera qu'en flamand dans les églises. (Même en Flandre française dans les villages et cela jusqu'en 1944 environ.)

Sur le plan grammatical, cette identité s'affirme et ce n'est pas sans mal qu'on réalise en 1864 la première réforme ortographique du néerlandais, valable pour le Nord et le Sud.

Les guerres de 1914-1918 et de 1940-1945, avec l'Occupation allemande et le soutien apporté par l'Occupant à ceux qu'on appelait les Flamingants, devaient radicaliser les positions des Belges par rapport au problème. Collaboration et répression se succédèrent au cours des deux conflits.

Entre les deux conflits, en 1935, une Loi officialisa la position du néerlandais en tant que langue officielle unique de la Flandre. Celle-ci fut de plus en plus strictement appliquée, non sans heurts. Dans les régions avoisinant la "frontière linguistique" notamment les Fourons et dans la région bruxelloise, des incidents se produisent encore maintenant de manière sporadique.

Entretemps, l'Université de Louvain fut entièrement flamandisée et le néerlandais introduit à l'Université de Bruxelles. Entretemps aussi, l'Union Economique avec les Pays-Bas, denommée BENELUX, se réalisait, augmentant le poids de la langue et de la culture néerlandaise. Dès 1946, la guerre à peine terminée, était intervenue une seconde réforme ortographique du néerlandais, sous le signe de la simplification et de la normalisation, notamment dans le domaine administratif. C'est ainsi que fut rendue plus phonétique l'ortographe des noms de lieu, par exemple: Asse pour Assche.

Il ne faut pourtant pas surestimer l'importance de cette réforme. On en tient compte actuellement lorsqu'on réédite les oeuvres des grands écrivains flamands classiques d'avant-guerre tels que Claes, Timmermans, Streuvels, Walschap, mais un livre publié en 1930, par exemple, reste parfaitement lisible.

Entre la promulgation d'une réforme et son application généralisée bien du temps s'écoule, surtout en ce domaine. Avant de former les élèves, il faut former les enseignants. A titre d'exemple, entre le moment où en France Jules Ferry imposa l'enseignement obligatoire et la disparition de l'illettrisme près de 50 ans se son écoulés.

Nous parlons de l'enseignement: en Flandre l'enseignement universitaire au début du siècle était eseentiellement catholique. C'est à ce titre qu'en 1906 le Cardinal Mercier, Primat de Belgique, déclarait:

"L'enseignement universitaire, dans la mesure où il initie le jeune homme à une action générale sur la société, doit en Belgique être donné en français. Le flamand y prendra une place circonscrite par les exigences professionnelles. Les Flamands qui voudraient flandriciser une université belge n'ont pas assez réfléchi au rôle supérieur auquel doit prétendre une université. Si leurs revendications étaient accueillies, la race flamande serait du coup réduite à des conditions d'infériorité dans la concurrence universelle. Ceux qui réclament une université catholique flamande, demandent aux catholiques belges, inutilement et dangereusement l'impossible".

La revue qui citait récemment ces propos, maintenant démentis par la réalité, ajoutait qu'on pourrait remplacer en 1991 le mot "français" par "anglais", et les mots "Belgique" et "Belge" par "Europe" et "européen". A notre avis, on aurait tort à nouveau.

Ce qui est certain, c'est que les universités de Gand et de Louvain ont acquis une réputation mondiale et qu'on y enseigne toutes les disciplines, y compris scientifiques. Rien d'étonnant à cela. Déjà au XVIIe siècle le mathématicien Simon Stévin créa des termes techniques spécifiquement néerlandais et toujours en vigueur: middellijn (diamètre), vlak (surface), wortel (racine), meetkunde (géométrie), scheikunde (chimie).

On remarquera que si quelques uns de ces termes sont analogues à l'allemand (vlak - Fläche; wortel - Wurzel), d'autres ne le sont pas (middellijn - Durchmesser; meetkunde - Geometrie).

La clé de la formation d'un vocabulaire propre, c'est l'étymologie. Si on nus dit que le vocabulaire des sciences est l'anglais, il ne faut pas oublier que ce dernier a intégré des mots latins, grecs et français. Autrement dit, en matière linguistique, le pillage est généralisé. Il faut donc chercher les racines des mots et, les ayant trouvées, créer des termes nouveaux.

Etiemble, dans son ouvrage Le jargon des sciences (qui devrait être le livre de chevet de tous les traducteurs et linguistes techniques[1] rappelle que "90% des savants qui ont jamais respiré sur la terre vivent encore. Il leur faut force mots nouveaux".

La création d'un vocabulaire national ne résulte pas de directives gouvernementales ou régionales, ni de prescriptions d'organismes de normalisation (bien qu'elles aient un rôle à jouer). Elle s'opère quand la technique considérée pénètre commercialement dans un milieu nouveau et important. C'est le cas de l'informatique. Dès lors que l'ordinateur est utilisé partout, non seulement à l'usine, mais au bureau, à l'université, même à l'école, ce sont les employés, les étudiants et les écoliers qui dénomment le matériel et surtout les logiciels qu'ils utilisent.

Ils créeront des termes brefs, faciles à ortographier et pouvant former aisément des derivés. Faisons-leur confiance pour néerlandiser (basquiser) les mots anglais. Il y aura de beaux jours pour l'argot de métier. Ce phénomène de vulgarisation du langage technique est vieux comme le monde. Pour prendre un exemple quotidien, le médecin, lorsqu'il s'adresse à son patient, parle un autre langage que celui qu'il emploie vis-à-vis d'un confrère.

On s'est aperçu en Flandre belge que la difficulté n'était pas tant de créer des terminologies nationales que d'éviter la corruption du langage, notamment par les gallicismes, c.à.d., des tournures et expressions calquées du français. Leurs voisins du Nord doivent eux se défendre des germanismes.

Un problème plus grave se pose aux Néerlandais et aussi à ceux qui doivent traduire vers leur langue: la rareté ou l'inexistence de dictionnaires techniques, la rareté aussi et la cherté des ouvrages techniques spécialisés. C'est une question de tirage et les éditeurs résolvent quelquefois le problème en faisant des dictionnaires quadrilingues, où figurent trois grandes langues et une langue de diffusion limitée. Cette solution pourrait être particulièrement valable pour le Pays Basque, là où n'existe aucun dictionnaire ni en espagnol, ni a fortiori en basque. Nous pensons à différents domaines de la parachimie et du génie chimique. L'italien étant aussi bien souvent défavorisé, on pourrait imaginer une combination de quatre langues, si on adopte l'anglais comme langue source. Donc: anglais, espagnol, italien, basque, par exemple.

Il existe d'autres possibilités: des glossaires bilingues spécialisés au nombre de termes limité et à tirage restreint, établis par l'industrie ou encore par des étudiants en langues, comme sujets de thèses.

Une chose ets certaine: là où il y a une prise de conscience linguistique, même si elle n'est le fait que d'une "minorité dans la minorité", des résultats ne manquent pas de se produire. C'est partant de ce point de vue que nous avons parlé ici d'un exemple flamand.


1. Etiemble, Le jargon des sciences, Paris. Hermann, 1986.