La faiblesse de l'internationalisme linguistique-Albert Branchadell

2005 Avril 20
La faiblesse de l'internationalisme linguistique-Albert Branchadell

L'idée de « l'internationalisme linguistique », qu'on appelle aussi « idéologie des grandes langues » commence à être à la mode en Espagne. Les étiquettes sont du dernier livre de Juan Ramón Lodares (l'avenir de l'espagnol), qui préconise cette idée depuis longtemps, et ses porte-parole commencent à être nombreux et très qualifiés : la liste comporte déjà des philosophes comme Felix Ovejero ou des membres illustres de la Real Academia Española tels que Francisco Rodríguez Adrados et Gregorio Salvador.

Les postulats de l'internationalisme linguistique sont faciles à reconnaître. Le premier dit que les langues sont des véhicules de communication. Étant donné que personne ne met en question une telle évidence, il est plus correct de formuler ce postulat de façon négative : affirmer que les langues sont des véhicules de communication équivaut à nier qu'elles puissent être aussi des signes d'identité, bien qu'une grande partie de l'Humanité croie justement le contraire et agisse très souvent en conséquence, jusqu'au point de sacrifier sa vie pour la défense de son propre véhicule de communication.

Le second postulat défend que les langues ayant le plus grand nombre d'usagers sont préférables à celles qui en ont moins, d'où l'on tire des conséquences politiques et linguistiques formulées plus ou moins subtilement par les différents
« internationalistes » : Salvador, se plaçant dans la position extrême, n'a pas de scrupules à exposer publiquement qu'il souhaite l'extinction des langues qu'il nomme « minuscules », ce qui va ouvertement à l'encontre des efforts que les organisations intergouvernementales ainsi qu'une infinité de ONG consacrent à la préservation de la diversité linguistique de la planète.

Finalement, un troisième postulat insinue que la diffusion des grandes langues est un processus « naturel », la conséquence du libre choix des gens. Autrement dit, que l'impérialisme linguistique n'existe pas. À une nuance près, Lodares aurait pu écrire ce que le Roi dit (ou à qui on fit dire) à l'occasion d'une des remises du prix Cervantes : « Jamais notre langue n'a été une langue d'imposition, mais plutôt de rencontre ; on n'a jamais obligé quiconque à parler l'espagnol : ce furent les peuples les plus divers qui adoptèrent la langue de Cervantes volontairement et en toute liberté ». C'est en des termes semblables que Felix Ovejero s'exprimait dans ces mêmes pages (De lenguas, sendas, mercados y derechos, El País, 28-2-2005): les processus qui consolident les langues les plus parlées « n'ont rien à voir avec le marché ou le capitalisme » –contrairement, une fois de plus, à l'expérience de beaucoup d'habitants de la planète -.

Mais le problème de l'internationalisme linguistique ne vient pas des doutes suscités par ses postulats ; car après tout, les millions de personnes qui croient que les langues sont précieuses en elles-mêmes, et qu'il est donc bon de les préserver face aux menaces de l'impérialisme linguistique, pourraient se tromper complètement. Le véritable problème de l'internationalisme linguistique réside dans ses insupportables défauts internes. Le premier est la pratique plus ou moins scandaleuse du ‘deux poids deux mesures ’: on proclame le caractère international de l'espagnol pour discréditer l'usage du guaraní au Paraguay ou de l’euskara au Pays Basque, mais on se tait discrètement quand l'espagnol s'affronte à des langues ayant plus de locuteurs, comme l'anglais aux États-Unis ou les grandes langues de l'Union Européenne à Bruxelles. L'incident survenu récemment au porte-parole de la Commission Européenne, Françoise le Bail, et très significatif à ce propos. Mue par la très louable intention de faire économiser quelques euros au contribuable européen, Le Bail a eu l'idée de réduire le généreux système d'interprétation, lors de certaines conférences de presse de la Commission, aux trois langues les plus utilisés dans l'Union, à savoir, l’anglais, le français et l’allemand. Un véritable « internationaliste » aurait jugé encore insuffisante une telle réduction : si l'anglais suffit, pourquoi se compliquer la vie avec des langues superflues comme le français et l'allemand ? Heureusement pour l'espagnol, notre ambassadeur à l'Union Européenne, qui ne partage pas l’avis de Lodares, protesta énergiquement contre la réduction imposée par Le Bail, en même temps que son collègue italien et avec l'appui de leurs Gouvernements respectifs. En conséquence, Madame le porte-parole a bien été obligée de revenir sur sa proposition initiale, à la grande indignation du vrai « internationaliste » qui, non content de trois langues, aura droit maintenant à sept (les trois de Le Bail plus l'espagnol, l'italien, le polonais, et le néerlandais). Il est très intéressant de lire les arguments avancés par Carlos Bastarreche: le problème n'est pas que les journalistes espagnols accrédités à Bruxelles ne comprennent pas l'anglais, le français ou l’allemand (ça serait mauvais signe s'il en était ainsi), mais c'est le fait que « la défense de l'espagnol est une des priorités de mon Gouvernement » !

Le second défaut de l'internationalisme linguistique est sa tendance antidémocratique. Si nous prenons une métaphore empruntée aux jeux de cartes par Dworkin, un libéral que Lodares et compagnie n’ont pas lu, la valeur des grandes langues se transforme en triomphe face à la volonté des locuteurs des petites langues : et face aux triomphes toute discussion et débat sont exclus. Dans le contexte espagnol, on ne tient pas cas de l'appui donné aux politiques de développement du catalan / valencien, du basque et du galicien, ni de la reconnaissance dont ces langues ont fait l'objet de la part du Tribunal Constitutionnel. Dans un article publié récemment (El español en España, Abc, 4-3-2005), Francisco Rodriguez Adrados exigeait expressément l'abrogation de « l’anticonstitutionnelle » législation linguistique des Communautés Autonomes. Rodriguez Adrados est un de ceux qui taxerait d'anticonstitutionnelle la sentence du Haut Tribunal qui approuva en 1994 le modèle linguistique des écoles de Catalogne où la langue catalane est le « centre de gravité », sans pour autant exclure le castillan. Il appliquerait même l'adjectif précité ni plus ni moins qu’à la Constitution, dans la mesure où elle suggère dans l’énoncé de l'article 3 une contradiction entre le caractère officiel du castillan et celui « des autres langues espagnoles ». En tout cas, la volonté des locuteurs des petites langues d'Espagne est un sujet qui revient sur l'échiquier politique : du moins en Catalogne, nombre de personnes qui ont voté « non » au référendum du 20 février, l'ont fait à cause de la reconnaissance insuffisante du catalan / valencien de la part des institutions européennes. Et beaucoup de ceux qui ont voté « oui » l'ont fait en confiant sur le bien-fondé du mémorandum que Moratinos envoya à la Commission, le 13 décembre dernier, en demandant la reconnaissance de « toutes les langues officielles en Espagne » au sein de l'Union Européenne.

Mais le plus grand défaut de l'internationalisme linguistique est sans aucun doute son simplisme manichéen, qui révèle une anthropologie linguistique d'une pauvreté extrême. Ainsi, si nous nous mettons à la place d'un locuteur d'une petite langue : selon l'avis d’un « internationaliste » tel que Gregorio Salvador (Lenguas minúsculas, Abc, 19-1-2005), ce locuteur n'a que deux options : céder à « l'esprit de clocher » et à « l'aberration réactionnaire » qui le maintiennent enfermé dans sa « prison linguistique exiguë » ou, au contraire, abandonner sa langue et s’intégrer à une langue plus étendue et plus peuplée qui lui permette « d'élargir son monde et ses perspectives de futur ». Tertium non datur : la possibilité pour notre locuteur d’acquérir la grande langue sans agir au détriment de la petite est simplement ignorée. Et puisqu'il s'agit d'ignorer, on ignore aussi la profession la plus vieille du monde, qui n'est pas précisément celle que l'on a l’habitude de considérer comme telle, mais bien celle d'interprète : les « internationalistes » nous font perdre de vue que, grâce aux interprètes, il n'a jamais été nécessaire de parler la même langue pour se comprendre mutuellement.

On dit que les anciens Grecs abhorraient le vide ; il est certain que nos « internationalistes » ont en horreur la diversité linguistique. Leur grand problème est qu’ils vivent dans un monde et dans un pays plurilingues qui vont continuer à l’être. Il reste à voir dans les mois à venir si cet internationalisme qui apparaît dans les tribunes des journaux s'impose aussi dans le monde politique. La présence du catalan / valencien, du galicien et de l’euskara à la Chambre des Députés est un des futurs tests. Si l'on interdit l'utilisation de l’une de ces langues, l'internationalisme aura gagné la manche (et certains députés auront un argument de plus pour « partir » d'Espagne) ; si, au contraire, on entame un débat serein et posé, libre enfin de toute escarmouche stérile, il sera alors possible de donner une place adéquate à ces langues, dans les termes et les délais uniquement dictés par la prudence, sans autre conséquence négative que de provoquer les protestations indignées de nos « internationalistes » les plus furibonds.


Albert Branchadell
est professeur à la Faculté de Traduction et d'Interprétation de l'Universitat Autonoma de Barcelone et président de l'Organisation pour le Multilinguisme.