Pivot, sauveteur des mots

2004 Mai 10
Pivot, sauveteur des mots

« Une sorte de petit appel au secours » Sébastien Barangé Le Devoir , mardi 4 mai 2004 On s'attend à une encyclopédie et on rencontre finalement un véritable jouisseur. « Ah, Le Devoir ! Quel nom ! » lance Bernard Pivot visiblement heureux de parler, une fois encore, de cette langue française qu'il défend grâce à ses émissions, livres et chroniques depuis des décennies. Mais rendez-vous est donné parce que l'heure est grave, cent mots sont en danger. En danger de mort. « Ce n'est pas un cri d'alarme, parce que ça serait exagéré, mais une sorte de petit appel au secours, pour dire qu'il y a des mots magnifiques auxquels nous tenons beaucoup qui risquent d'être exclus du Petit Larousse ou du Petit Robert » nuance Pivot d'entrée de jeu.

Certains sauvent des plantes, des animaux ou des civilisations, le célèbre journaliste français invente lui l'écologie des mots avec humour et modestie, « j'ai sûrement mis le doigt sur quelque chose de sensible, les gens, pas des bourgeois mais plutôt des gens populaires, tiennent à certains mots, ils se disent avec nostalgie "ce mot-là je l'employais dans mon enfance" ».

L'idée a fait des émules, car, non seulement le livre est en tête des ventes en France, mais les Français envoient à Bernard Pivot ou aux journaux des mots qu'il faudrait conserver, d'autres jouent à construire des phrases avec ces mots condamnés à mort. Peut-être demain, nous aussi pour nous amuser, parlerons-nous des nénettes en caraco, coiffées d'un suivez-moi-jeune-homme, qui vont trotte-menu avec les gandins, gommeux et autres mirliflores sur le boulevard Saint-Laurent...

Pivot n'est pas archéologue il rafraîchit simplement la mémoire avec ses mots coups de coeur, « j'ai toujours l'habitude quand je lis des livres d'entourer d'un coup de crayon les mots rares, bizarres, j'ai retrouvé ces mots et j'en ai choisi cent; on aurait pu aller à 200, mais on n'en finirait plus » ajoute-t-il. Pour ceux qui en veulent plus, Pivot offre vierges les dernières pages du livre pour dresser une « liste personnelle des mots en péril ».

Bouter l'anglais hors du dico

Certains trouvent déjà cette initiative bien nostalgique voire conservatrice et dépassée. Même si les jeunes se lèvent tôt, ils le font rarement dès potron-minet, mais il leur arrive parfois de reprendre de vieux mots pour en faire des expressions à la mode. Quand les jeunes des banlieues françaises se traitent de bouffons, Pivot sourit et se réjouit, « ces mots qui reviennent à la mode c'est une des bonnes choses qui nous viennent des banlieues : on prend un mot vieilli et on lui donne un autre sens comme bouffon, blaireau ou encore grave ». Mais le plus souvent les mots à la mode viennent de l'anglais. Mais si ces vieux mots laissent la place à de plus jeunes, de plus modernes, de plus branchés, est-ce pour autant signe d'un danger ? « Pas du tout parce que notre langue s'enrichit de mots multiples, persans, allemands, espagnols..., rappelle Pivot, mais aujourd'hui, malheureusement, la source qui nous alimente en mots nouveaux est unique, c'est l'anglo-américain. » Grand amoureux du Québec et de nos trouvailles lexicales, le maître de la dictée souligne « vous avez inventé courriel; en France on est plutôt des empâtés, des empotés, on a laissé e-mail s'imposer à toute allure ».

Les néologismes en renfort !

L'oeil pétillant, Pivot parle de ces heureux néologismes qui s'unissent pour le mieux à ces mots à sauver, « vous inventez au Québec des mots dont je suis jaloux, clavardage, c'est extraordinaire, les Français eux continuent de chatter ! ». Le plaisir est à son comble quand on lui fait remarquer que certains des cent mots à sauver sont chez nous employés couramment. Exemple : babillard. « Ça m'a toujours frappé au Québec d'entendre des mots du patrimoine de la langue française que vous continuez d'employer, alors que chez nous on fait la fine bouche par snobisme. » Pivot nous invite donc à jouer, à inventer, à fouiller. Par exemple, le néologisme girafé nous vient d'Afrique et désigne un écolier qui copie sur son voisin. « C'est admirable, ce néologisme est superbe, moi j'ai envie de défendre girafer ! » s'exclame Pivot avant d'ajouter mot-à-moter, autre néologisme africain, c'est-à-dire apprendre mot-à-mot « il faut qu'une langue crée ces mots plutôt que de prendre des mots américains ». Parce qu'au Québec aussi des mots disparaissent, Pivot propose de les sauvegarder sans attendre «  vous pourriez faire les 100 mots québécois à sauver, je l'ai d'ailleurs suggéré à Gilles Vigneault qui trouve que l'idée est bonne ».

Comme les libellules, les mots s'envolent et sont menacés. « Les libellules sont en voie de disparition, si demain il n'y a plus de libellules le monde ne va pas changer, mais c'est quand même un peu embêtant, car elles sont superbes » pense ému l'amoureux des mots.

http://www.ledevoir.com/2004/05/04/53735.html